Formation Permanente – Français 4/2022
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LE MYSTÈRE EUCHARISTIQUE
Raviver l’émerveillement devant l’Eucharistie

Synthèse des prédications – Carême 2022
card. Raniero Cantalamessa

1. LA LITURGIE DE LA PAROLE

Certaines Églises locales et nationales ont décidé de consacrer l’année en cours à une catéchèse spéciale sur l’Eucharistie, en vue d’un renouveau eucharistique dans l’Église catholique. Cela me semble une décision opportune et un exemple à suivre, en soulignant peut être quelque point parfois négligé. J’ai donc pensé apporter ma petite contribution à ce projet, en consacrant les méditations de ce Carême à une réflexion sur le mystère eucharistique.

Dans la lettre Ecclesia de Eucharistia écrite en Avril 2003, saint Jean-Paul II dit que les chrétiens doivent redécouvrir et toujours entretenir « l’admiration eucharistique ». Nos réflexions voudraient servir à cela, c’est-à-dire à raviver l’émerveillement devant l’Eucharistie.

L’Eucharistie dans l’histoire du salut

Partons d’une question : Quelle place l’Eucharistie occupe-t-elle dans l’histoire du salut ? La réponse est qu’elle n’occupe pas une place, mais qu’elle occupe toute la place ! L’Eucharistie est coextensive à l’histoire du salut. Cependant elle est présente de trois manières différentes, dans les trois temps – ou phases – différents du salut ; elle est présente dans l’Ancien Testament comme figure ; elle est présente dans le Nouveau Testament comme événement, et elle est présente au temps de l’Église comme sacrement. La figure anticipe et prépare l’événement, le sacrement « prolonge » et actualise l’événement.

Dans l’Ancien Testament, disais-je, l’Eucharistie est présente en image et en figure. L’une de ces figures est la manne, une autre le sacrifice de Melchisédek, une autre encore le sacrifice d’Isaac.

Avec la venue du Christ et son mystère de mort et de résurrection, l’Eucharistie n’est plus présente comme une figure, mais comme un événement, comme une réalité. Nous en parlons comme d’un « événement » parce que c’est quelque chose qui s’est produit historiquement, un fait unique dans le temps et dans l’espace, qui n’a eu lieu qu’une seule fois (semel) et qui ne se répète pas : le Christ, « c’est une fois pour toutes, à la fin des temps, [qu’il] s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice ». (He 9, 26)

Enfin, au temps de l’Église, l’Eucharistie, disais-je, est présente comme un sacrement, c’est-à-dire sous le signe du pain et du vin, institué par le Christ. Il est important que nous comprenions bien la différence entre l’événement et le sacrement, en pratique, la différence entre l’histoire et la liturgie. Laissons saint Augustin nous aider :

Nous – dit le saint docteur – savons et croyons avec une foi très certaine que le Christ est mort une seule fois pour nous, lui juste pour les pécheurs, lui Seigneur pour les serviteurs. Nous savons parfaitement que cela n’est arrivé qu’une seule fois ; et pourtant le sacrement le renouvelle périodiquement, comme si ce que l’histoire proclame n’être arrivé qu’une seule fois se répétait plusieurs fois. Pourtant, événement et sacrement ne s’opposent pas, comme si le sacrement était fallacieux et que seul l’événement était vrai. En fait, de ce que l’histoire prétend être arrivé, en réalité, une seule fois, de cela le sacrement renouvelle souvent (renovat) la célébration dans le cœur des fidèles. L’histoire révèle ce qui s’est passé une fois et comment cela s’est passé, la liturgie veille à ce que le passé ne soit pas oublié ; non pas au sens qu’il le fait se reproduire (non faciendo), mais au sens qu’il le célèbre (sed celebrando).

Préciser le lien qui existe entre l’unique sacrifice de la croix et la messe est une chose très délicate et a toujours été l’un des points les plus discordants entre catholiques et protestants. Augustin utilise, on l’a vu, deux verbes : renouveler et célébrer, qui sont parfaitement corrects, à condition de les comprendre l’un à la lumière de l’autre ; la messe renouvelle l’événement de la croix en le célébrant (et non en le réitérant) et elle le célèbre en le renouvelant (pas en le rappelant seulement). Le terme, dans lequel se réalise aujourd’hui le plus grand consensus œcuménique, est peut-être le verbe utilisé par saint Paul VI, dans l’encyclique Mysterium fidei « représenter » , entendu au sens fort de re-présenter, c’est-à-dire rendre présent à nouveau. En ce sens, nous disons que l’Eucharistie représente la croix.

Selon l’histoire, il n’y a donc eu qu’une seule Eucharistie, celle célébrée par Jésus avec sa vie et sa mort ; selon la liturgie, au contraire, c’est-à-dire grâce au sacrement, il y a autant d’Eucharisties qui ont été célébrées et seront célébrées jusqu’à la fin du monde. L’événement n’a eu lieu qu’une seule fois (semel), le sacrement a eu lieu « à chaque fois » (quotiescumque). Grâce au sacrement de l’Eucharistie, nous devenons mystérieusement contemporains de l’événement ; l’événement est présent à nous et nous à l’événement.

Ce que nous avons l’intention de faire, c’est une petite catéchèse mystagogique sur l’Eucharistie. Pour rester ancrés le plus possible dans sa nature sacramentelle et rituelle, nous suivrons de près le développement de la messe dans ses trois parties – liturgie de la Parole, liturgie eucharistique et communion -, en ajoutant à la fin une réflexion sur le culte eucharistique en dehors de la messe.

La liturgie de la Parole

Chaque jour, d’un même cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple, ils rompaient le pain dans les maisons, ils prenaient leurs repas avec allégresse et simplicité de cœur.

Au tout début de l’Église, la liturgie de la Parole était détachée de la liturgie eucharistique. Les disciples, rapportent les Actes des Apôtres, « chaque jour, d’un même cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple » ; là, ils écoutaient la lecture de la Bible, récitaient les psaumes et les prières avec les autres Juifs ; c’était leur liturgie de la Parole. Puis ils se réunissaient séparément, chez eux, où « ils rompaient le pain », c’est-à-dire célébraient l’Eucharistie (cf. Ac 2, 46).

Cependant, cette pratique est vite devenue impossible à cause de l’hostilité à leur égard de la part des autorités juives, et parce que les Écritures avaient désormais acquis pour eux une nouvelle signification, toutes orientées vers le Christ. C’est ainsi que l’écoute de l’Écriture s’est également déplacée du Temple et de la synagogue vers les lieux de culte chrétiens, prenant peu à peu la physionomie de l’actuelle liturgie de la Parole qui précède la prière eucharistique.

Écoutées dans la liturgie, les lectures bibliques acquièrent un sens nouveau et plus fort que lorsqu’elles sont lues dans d’autres contextes. Leur but n’est pas tant de mieux connaître la Bible, comme lorsqu’on la lit chez soi ou dans une école biblique, que de reconnaître celui qui se rend présent à la fraction du pain ; leur but était d’éclairer à chaque fois un aspect particulier du mystère qu’on va recevoir.

Deuxième caractéristique : au cours de la messe, non seulement les paroles et les épisodes de la Bible sont racontés, mais ils sont revécus ; la mémoire devient réalité et présence. Ce qui s’est passé « à ce moment-là » se passe « à ce moment-ci », « aujourd’hui » (hodie), comme aime à s’exprimer la liturgie. Nous ne sommes pas seulement des auditeurs de la Parole, mais des interlocuteurs et des acteurs de celle-ci. C’est à nous, présents là, que la Parole s’adresse ; nous sommes appelés à prendre la place des personnages évoqués.

L’Écriture proclamée pendant la liturgie produit des effets qui dépassent toute explication humaine, à la manière des sacrements qui produisent ce qu’ils signifient. Les textes divinement inspirés ont aussi un pouvoir de guérison. Après la lecture du passage de l’Évangile à la messe, la liturgie invitait autrefois le ministre à embrasser le livre en disant : « Que les paroles de l’Évangile effacent nos péchés ».

La liturgie de la Parole est la meilleure ressource dont nous disposons pour faire de la messe à chaque fois une célébration nouvelle et attrayante, évitant ainsi le grand danger d’une répétition monotone que les jeunes, en particulier, trouvent ennuyeuse. Pour une telle célébration, nous devons investir plus de temps et de prière dans la préparation de l’homélie. Les fidèles doivent pouvoir comprendre que la Parole de Dieu touche aux réalités de la vie et est la seule à avoir des réponses aux questions les plus sérieuses de l’existence.

Il y a deux manières de préparer une homélie. On peut s’asseoir à son bureau et choisir le thème en fonction de ses expériences et de ses connaissances ; puis, une fois le texte préparé, se mettre à genoux et demander à Dieu d’infuser l’Esprit dans nos paroles. C’est une bonne chose, mais ce n’est pas une voie prophétique. Pour être prophétique, il faudrait suivre le chemin inverse : se mettre d’abord à genoux et demander à Dieu quelle est la parole qu’il veut faire résonner pour son peuple.

Par le Saint-Esprit

Mais il faut ajouter une chose : toute l’attention portée à la parole de Dieu ne suffit pas. « La force d’en haut » doit descendre sur elle. Dans l’Eucharistie, l’action de l’Esprit Saint ne se limite pas seulement au moment de la consécration, à l’épiclèse qui est récitée avant elle. Sa présence est également indispensable dans la liturgie de la Parole et dans la communion.

L’Esprit Saint poursuit dans l’Église l’action du Ressuscité qui, après Pâques, « a ouvert l’intelligence des disciples à la compréhension des Écritures » (cf. Lc 24, 45). « La Sainte Écriture », dit Dei Verbum du Concile Vatican II, « doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit que celui qui la fit rédiger . » Dans la liturgie de la Parole, l’action de l’Esprit Saint s’exerce par l’onction spirituelle présente chez celui qui parle et celui qui écoute.

Cette onction, cependant, est comme un onguent parfumé enfermé dans un pot ; elle reste inerte et ne libère aucun parfum si l’on n’ouvre pas le pot. C’est ce qui arriva à la jarre d’albâtre brisée par la femme de l’Évangile, dont le parfum emplit toute la maison (Mc 14, 3). Le vase est notre humanité, notre moi, parfois notre aride intellectualisme. Le briser signifie se mettre dans un état d’abandon à Dieu et de résistance à soi-même et au monde. Par conséquent, il nous faut demander l’onction avant d’entreprendre une prédication ou une action importante au service du Royaume. Alors que nous nous préparons à la lecture de l’Évangile et à l’homélie, pourquoi ne pas dire parfois (ou du moins penser en nous-mêmes) : « Oins mon cœur et mon esprit, Dieu tout-puissant, afin que je proclame ta Parole avec la douceur et la puissance de l’Esprit » ?

L’onction n’est pas seulement nécessaire pour que les prédicateurs proclament efficacement la Parole, elle est également nécessaire pour que les auditeurs l’accueillent. L’évangéliste Jean écrit à sa communauté : « C’est de celui qui est saint que vous tenez l’onction, et vous avez tous la connaissance. […] L’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin d’enseignement. » (1 Jn 2, 20.27) Non pas que tout enseignement de l’extérieur soit inutile, mais il ne suffit pas. « Il y a, à l’intérieur, un maître qui instruit : c’est le Christ, c’est son inspiration. Là, où son inspiration et son onction font défaut, les paroles humaines ne font qu’un bruit inutile ».

2. LITURGIE EUCHARISTIQUE
Prenez, mangez : Ceci est mon corps

Poursuivons nos réflexions sur le mystère del l’Eucharistie. L’objet de la catéchèse mystagogique aujourd’hui est la partie centrale de la messe, la prière eucharistique, ou le Canon, qui a la consécration en son centre. Nous ferons deux types de considérations : l’une liturgique et rituelle, l’autre théologique et existentielle.

D’un point de vue rituel et liturgique, nous avons aujourd’hui une nouvelle ressource que les Pères de l’Église et les docteurs médiévaux n’avaient pas. La nouvelle ressource dont nous disposons est le rapprochement entre Chrétiens et Juifs. Dès les premiers jours de l’Église, divers facteurs historiques ont conduit à accentuer la différence entre christianisme et judaïsme, au point de les opposer, comme le fait déjà Ignace d’Antioche . Se distinguer des Juifs – dans la date de Pâques, les jours de jeûne, et bien d’autres choses – devient une sorte de mot de passe. Une accusation souvent portée contre adversaires et hérétiques est celle de « judaïser ».

La tragédie du peuple juif et le nouveau climat de dialogue avec le judaïsme, initié par le Concile Vatican II, ont permis une meilleure compréhension de la matrice juive de l’Eucharistie. De même qu’on ne peut comprendre la Pâque chrétienne si on ne la considère pas comme l’accomplissement de ce que la Pâque juive préfigurait, de même on ne peut pleinement comprendre l’Eucharistie si on ne la considère pas comme l’accomplissement de ce que les Juifs faisaient et disaient au cours de leur repas rituel. Un premier résultat important de ce tournant est qu’aujourd’hui aucun érudit sérieux n’avance l’hypothèse que l’Eucharistie chrétienne s’explique à la lumière du dîner en vogue chez certains cultes à mystères de l’hellénisme, comme on a essayé de le faire pendant plus d’un siècle.

Les Pères de l’Église ont conservé les Écritures du peuple juif, mais pas leur liturgie, à laquelle ils n’avaient plus accès après la séparation de l’Église de la Synagogue. Ils ont donc utilisé les figures contenues dans les Écritures – l’agneau pascal, le sacrifice d’Isaac, celui de Melchisédek, la manne – mais pas le contexte liturgique concret dans lequel le peuple juif célébrait tous ces souvenirs, c’est-à-dire le repas rituel célébré chaque année au cours de la Pâque (le Seder) et chaque semaine dans le culte de la synagogue. Le premier nom par lequel l’Eucharistie est désignée dans le Nouveau Testament par Paul est celui de « repas du Seigneur » (kuriakon deipnon) (1 Co 11, 20), avec une référence évidente au repas juif dont il se distingue maintenant par la foi en Jésus. L’Eucharistie est le sacrement de la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre le judaïsme et le christianisme.

L’Eucharistie et la Berakah juive

C’est dans cette perspective que se place Benoît XVI dans le chapitre consacré à l’institution de l’Eucharistie dans son deuxième volume sur Jésus de Nazareth. Suivant l’opinion désormais dominante des érudits, il accepte la chronologie johannique selon laquelle le repas dont parle le Quatrième Evangile n’est pas une cène pascale, mais un solennel repas d’adieu (la « dernière Cène » !) et croit qu’il est possible de « retracer le développement de l’Eucharistie chrétienne, c’est-à-dire du canon, à partir de la berakah juive ».

Sur la base de quelques études récentes, notamment celle de Louis Bouyer, je voudrais essayer de montrer la vive lumière qui tombe sur l’Eucharistie chrétienne lorsque l’on replace les récits évangéliques de l’institution sur le fond de ce que l’on sait du repas rituel de la communauté juive. La nouveauté du geste de Jésus ne sera pas diminuée, mais exaltée au maximum.

Le lien entre l’ancien et le nouveau rite est donné par la Didache, un écrit de l’époque apostolique que l’on peut considérer comme la première esquisse d’une anaphore eucharistique. Le rite de la synagogue était composé d’une série de prières appelées « Berakah » qui en grec se traduit par « Eucharistie ». Au début du repas, chacun à son tour prenait une coupe de vin à la main et, avant de la porter à ses lèvres, répétait une bénédiction que la liturgie actuelle nous fait répéter presque textuellement au moment de l’offertoire : « Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, Roi des siècles, tu nous as donné ce fruit de la vigne ».

Mais le repas ne commençait officiellement que lorsque le père de famille, ou le chef de la communauté, avait rompu le pain qui devait être distribué aux convives. Et, de fait, Jésus prend le pain, récite la bénédiction, le rompt et le distribue en disant : « Ceci est mon corps livré pour vous». Et ici le rite – qui n’était qu’une préparation – devient réalité.

Après la bénédiction du pain, les plats habituels étaient servis. Lorsque le repas était sur le point de se terminer, les convives étaient prêts pour le grand acte rituel qui concluait la célébration et lui donnait son sens le plus profond. Tout le monde se lavait les mains, comme au début. Ayant terminé cela, ayant devant lui une coupe de vin mêlé d’eau, celui qui présidait invitait à faire les trois prières d’action de grâce : la première pour Dieu le Créateur, la seconde pour la libération d’Égypte, la troisième parce que Dieu continue son œuvre au temps présent. A la fin de la prière, la coupe passait de main en main et tout le monde buvait. Ceci était l’ancien rite, effectué tant de fois par Jésus dans la vie.

Luc dit qu’après avoir soupé, Jésus prit le calice en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous ». Quelque chose de décisif se produit lorsque Jésus ajoute ces mots à la formule des prières d’action de grâce, c’est-à-dire à la berakah hébraïque. Ce rite était un banquet sacré au cours duquel Dieu Sauveur était célébré et remercié, pour avoir racheté son peuple et fait avec lui une alliance d’amour, conclue dans le sang d’un agneau. Maintenant, c’est-à-dire au moment où Jésus décide de donner sa vie pour les siens comme le véritable Agneau, il déclare achevée l’ancienne Alliance que tous ensemble, ils avaient célébré. A ce moment-là, avec quelques mots simples, il conclut la nouvelle et éternelle Alliance en son Sang.

En ajoutant les mots « faites ceci en mémoire de moi », Jésus donne à son geste une signification durable. Du passé, le regard est projeté vers l’avenir. Tout ce qu’il a fait jusqu’ici dans le souper est placé entre nos mains. En répétant ce qu’il a fait, l’acte central de l’histoire humaine – sa mort pour le salut du monde – se renouvelle. La figure de l’agneau pascal, qui deviendra bientôt un événement sur la croix, nous est donnée d’avance dans la Cène comme un sacrement, c’est-à-dire comme un mémorial éternel de l’événement.

Prêtre et victime

Voilà, disais-je, ce qui concerne l’aspect liturgique et rituel. Passons maintenant à l’autre considération, celle d’ordre personnel et existentiel, c’est-à-dire au rôle que nous, prêtres et fidèles, jouons à ce moment de la messe. Pour comprendre le rôle du prêtre dans la consécration, il est d’une importance capitale de connaître la nature du sacrifice et du sacerdoce du Christ, car c’est d’eux que dérive le sacerdoce chrétien, tant le sacerdoce baptismal commun à tous que celui des ministres ordonnés.

Nous ne sommes plus, en réalité, « prêtres selon l’ordre de Melchisédek » ; nous sommes prêtres « selon l’ordre de Jésus-Christ » ; à l’autel, nous agissons in persona Christi, c’est-à-dire que nous représentons le Souverain Sacrificateur qui est le Christ. La Lettre aux Hébreux explique en quoi consiste la nouveauté et l’unicité du sacerdoce du Christ : « Il est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire, en répandant, non pas le sang de boucs et de jeunes taureaux, mais son propre sang. De cette manière, il a obtenu une libération définitive. » (He 9, 12) Chaque prêtre offre quelque chose d’extérieur à lui-même, le Christ s’est offert ; chaque prêtre offre des victimes, le Christ s’est offert en victime !

Saint Augustin a résumé en quelques mots la nature de ce nouveau sacerdoce dans lequel prêtre et victime sont la même personne : « Ideo sacerdos quia sacrificium », prêtre parce que victime. L’anthropologue René Girard a défini cette nouveauté du sacrifice du Christ comme « le fait central de l’histoire religieuse de l’humanité », qui a mis fin à jamais à l’alliance intrinsèque entre le sacré et la violence .

En Christ, c’est Dieu qui devient victime. Tout cela signifie que dans la messe nous devons être à la fois prêtres et victimes. A la lumière de cela, réfléchissons aux paroles de la consécration : « Prenez, mangez : ceci est mon corps livré pour vous ». Oui, je les prononce in persona Christi, au nom du Christ, mais aussi « en première personne », c’est-à-dire en mon nom.

Le dit bien saint Augustin : « Dans ce qu’elle offre, l’Église s’offre elle-même ». Plus prêt de nous est la mystique mexicaine Concepciòn Cabrera de Armida, dite Conchita, décédée en 1937 et béatifiée en 2015. A son fils jésuite, sur le point d’être ordonné prêtre, elle écrivait : « Souviens-toi, mon fils, lorsque tu tiendras dans tes mains la Sainte-Hostie, tu ne diras pas : ‘Voici le Corps de Jésus’ et ‘voici son sang’, mais tu diras : ‘Ceci est mon Corps’ et ‘Ceci est mon sang’, c’est-à-dire que doit s’opérer en toi une totale transformation, tu dois te perdre en Lui, être ‘un autre Jésus’ » .

Tout cela s’applique non seulement aux évêques et aux prêtres ordonnés, mais à tous les baptisés. Un texte célèbre du Concile le dit ainsi :

Les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie […] Participant au sacrifice eucharistique, source et sommet de toute la vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et s’offrent eux-mêmes avec elle ; ainsi, tant par l’oblation que par la sainte communion, tous, non pas indifféremment mais chacun à sa manière, prennent leur part originale dans l’action liturgique (Lumen gentium, 10-11).

Il y a deux corps du Christ sur l’autel : il y a son corps réel (le corps né de la Vierge Marie, mort, ressuscité et monté au ciel) et il y a son corps mystique qui est l’Église. Eh bien, sur l’autel, son corps réel est réellement présent et son corps mystique est mystiquement présent, où « mystiquement » signifie : en vertu de son union inséparable avec la Tête. Il n’y a pas de confusion entre les deux présences, qui sont distinctes mais inséparables.

Puisqu’il y a deux « offrandes » et deux « dons » sur l’autel – celui qui doit devenir le corps et le sang du Christ (le pain et le vin) et celui qui doit devenir le corps mystique du Christ – voici aussi deux « épiclèses » dans la messe, c’est-à-dire deux invocations du Saint-Esprit. Dans la première, il est dit : « Maintenant, nous te prions humblement : envoie ton Esprit pour sanctifier les dons que nous t’offrons, afin qu’ils deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ » ; dans la seconde, qui est récitée après la consécration, il est dit : « Donne la plénitude du Saint-Esprit afin que nous devenions un seul corps et un seul esprit en Christ. Que le Saint-Esprit fasse de nous un sacrifice éternel qui te plaise ».

C’est ainsi que l’Eucharistie fait l’Église : l’Eucharistie fait l’Église, faisant de l’Église une Eucharistie ! L’Eucharistie n’est pas seulement, génériquement, la source ou la cause de la sainteté de l’Église ; c’est aussi sa « forme », c’est-à-dire son modèle. La sainteté du chrétien doit se réaliser selon la « forme » de l’Eucharistie ; ce doit être une sainteté eucharistique. Le chrétien ne peut se limiter à célébrer l’Eucharistie, il doit être l’Eucharistie avec Jésus.

Le corps et le sang

Nous pouvons maintenant tirer les conséquences pratiques de cette doctrine pour notre vie quotidienne. Si dans la consécration c’est nous aussi qui, en pensant à nos frères et sœurs, disons : « Prenez, mangez : ceci est mon corps. Prenez, buvez : ceci est mon sang », il faut savoir ce que signifient « corps » et « sang », pour savoir ce que nous offrons.

Le mot « corps » ne désigne pas, dans la Bible, une composante, ou une partie, de la personne qui, combinée avec les autres composantes que sont l’âme et l’esprit, forment l’être humain complet. Dans le langage biblique, et donc dans celui de Jésus et de Paul, « corps » désigne la personne toute entière, en tant qu’il vit sa vie dans un corps, dans une condition corporelle et mortelle. « Corps » désigne donc l’ensemble de la vie. En instituant l’Eucharistie, Jésus nous a laissé en don toute sa vie.

Puis Jésus dit : « Ceci est mon sang ». Qu’ajoute-t-il avec le mot « sang » s’il nous a déjà donné toute sa vie dans son corps ? Ajoute la mort ! Après nous avoir donné la vie, il nous en donne aussi la partie la plus précieuse, sa mort. En fait, le terme « sang » dans la Bible n’indique pas une partie du corps, c’est-à-dire une partie d’une partie de la personne ; il indique un événement, la mort. Si le sang est le siège de la vie (c’est ce qu’on pensait alors), son « versement » est le signe plastique de la mort. L’Eucharistie est le mystère du corps et du sang du Seigneur, c’est-à-dire de la vie et de la mort du Seigneur !

Maintenant, quant à nous, qu’offrons-nous, en offrant notre corps et notre sang, avec Jésus, à la messe ? Nous offrons, nous aussi, ce que Jésus a offert, la vie et la mort. Avec le mot « corps », nous donnons tout ce qui constitue concrètement la vie que nous menons dans ce monde, notre expérience : le temps, la santé, l’énergie, les compétences, l’affection, peut-être juste un sourire. Avec le mot « sang », nous exprimons nous aussi l’offre de notre mort. Pas nécessairement la mort définitive, ou le martyre pour le Christ ou pour les frères, mais dès à présent, tout ce qui en nous prépare et anticipe la mort : humiliations, échecs, maladies qui immobilisent, limitations dues à l’âge, à la santé : en un mot, tout ce qui nous « mortifie ».

3. LA COMMUNION
au Corps e au Sang du Christ

Dans notre catéchèse mystagogique sur l’Eucharistie – après la Liturgie de la Parole et la Consécration – nous voilà parvenus au troisième moment, celui de la communion.

C’est le moment de la Messe qui exprime le plus clairement l’unité et l’égalité fondamentale de tous les membres du peuple de Dieu, au-delà de toute distinction de rang et de ministère. Jusqu’à ce moment-là, la distinction des ministères est bien visible : dans la liturgie de la Parole, la distinction entre l’Église enseignante et l’Église apprenante ; dans la consécration, la distinction entre le sacerdoce ministériel et le sacerdoce universel. Dans la communion, aucune distinction. La communion reçue par le dernier des baptisés est identique à celle reçue par le prêtre et par l’évêque. La communion eucharistique est la proclamation sacramentelle que dans l’Église la koinonia précède et est plus importante que la hiérarchie.

Réfléchissons sur la communion eucharistique à partir d’un texte de saint Paul :

« La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain. » (1 Co 10, 16-17)

Le mot « corps » apparaît deux fois dans ces deux versets, mais avec un sens différent. Dans le premier cas (« Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? »), corps désigne le corps réel du Christ, né de Marie, mort et ressuscité ; dans le second cas (« nous sommes un seul corps »), corps désigne le corps mystique, l’Église. On ne saurait dire de façon plus claire et plus synthétique que la communion eucharistique est toujours communion avec Dieu et communion avec les frères ; qu’il y a une dimension verticale en elle, pour ainsi dire, et une dimension horizontale. Commençons par la première.

La communion eucharistique avec le Christ

Essayons d’approfondir quelle sorte de communion s’établit entre nous et le Christ dans l’Eucharistie. Dans Jean 6, 57, Jésus dit : « De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi ». La préposition « par » (en grec, dià) a ici une valeur causale et finale ; elle indique à la fois un mouvement d’origine et un mouvement de destination. Cela signifie que quiconque mange le corps du Christ vit « de » lui, c’est-à-dire à cause de lui, en vertu de la vie qui vient de lui, et vit « en vue de » lui, c’est-à-dire pour sa gloire, son amour et son Royaume. Comme Jésus vit du Père et pour le Père, ainsi, en recevant le saint mystère de son corps et de son sang, nous vivons par Jésus et pour Jésus.

C’est en effet le principe vital le plus fort qui assimile le moins fort à lui-même, et non l’inverse. C’est le végétal qui assimile le minéral, et non l’inverse ; c’est l’animal qui assimile à la fois le végétal et le minéral, et non l’inverse. Sur le plan spirituel, c’est le divin qui assimile l’humain à lui-même, et non l’inverse.

Un philosophe athée disait : « L’homme est ce qu’il mange » (F. Feuerbach), signifiant que chez l’homme il n’y a pas de différence qualitative entre la matière et l’esprit, mais que tout se résume à la composante organique et matérielle. Sans le savoir, un athée a donné la meilleure formulation d’un mystère chrétien. Grâce à l’Eucharistie, le chrétien est vraiment ce qu’il mange ! Saint Léon le Grand écrivait il y a longtemps : « Notre participation au corps et au sang du Christ tend à nous faire devenir ce que nous mangeons ».

Dans l’Eucharistie, il n’y a donc pas seulement communion entre le Christ et nous, mais aussi assimilation ; la communion n’est pas seulement l’union de deux corps, de deux esprits, de deux volontés, mais c’est l’assimilation au seul corps, à l’unique esprit et volonté du Christ. « Celui qui s’unit au Seigneur ne fait avec lui qu’un seul esprit ». (1 Co 6, 17)

La Lettre aux Éphésiens dit que le mariage humain est un symbole de l’union entre le Christ et l’Église : « À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. Ce mystère est grand : je le dis en référence au Christ et à l’Église. » (Ep 5, 31-33) L’Eucharistie – pour utiliser une image audacieuse mais vraie – est la consommation du mariage entre le Christ et l’Église ; une vie chrétienne sans l’Eucharistie est donc un mariage ratifié mais non consommé. Au moment de la Communion le célébrant s’exclame : « Heureux les invités au repas du Seigneur ! » et l’Apocalypse, dont l’invitation est tirée, dit encore plus explicitement : « Heureux les invités au repas de noce de l’Agneau » (Ap 19, 9).

Or – toujours selon saint Paul – la conséquence immédiate du mariage est que le corps (c’est-à-dire toute la personne) de l’époux appartient à l’épouse et, inversement, le corps de l’épouse appartient à l’époux (cf. 1 Co 7, 4). Cela signifie que la chair incorruptible et vivifiante du Verbe incarné devient « mienne », mais aussi que ma chair, mon humanité, devient celle du Christ et lui appartient. Dans l’Eucharistie, nous recevons le corps et le sang du Christ, mais le Christ « reçoit » aussi notre corps et notre sang ! « Jésus », écrit saint Hilaire de Poitiers, « prend la chair de celui qui prend la sienne ». Il nous dit : « Prends, ceci est mon corps », mais nous aussi nous pouvons lui dire : « Prends, ceci est mon corps ».

Essayons de comprendre les conséquences de tout cela. Dans sa vie terrestre, Jésus n’a pas eu toutes les expériences humaines possibles et imaginables. D’abord, c’était un homme, pas une femme : il n’a pas connu la condition de la moitié de l’humanité ; il n’était pas marié, il n’a pas connu ce que signifie être uni pour la vie à une autre créature, avoir des enfants ou, pire, perdre des enfants ; il est mort jeune, il n’a pas connu la vieillesse…

Mais maintenant, grâce à l’Eucharistie, il fait toutes ces expériences. Il vit la condition féminine dans la femme, la maladie dans le malade, la vieillesse dans le vieillard, la précarité dans l’émigré, la terreur dans le bombardé… Il n’y a rien dans notre vie qui n’appartienne au Christ. Personne ne devrait dire : « Ah, Jésus ne sait pas ce que signifie être marié, être une femme, avoir perdu un enfant, être malade, être vieux, être noir ! » Ce que le Christ n’a pas pu vivre « selon la chair », il l’a vécu et le « vit » maintenant comme ressuscité « selon l’Esprit », grâce à la communion nuptiale de la messe. Sainte Élisabeth de la Trinité en a compris la raison profonde lorsqu’elle écrit à sa mère : « L’épouse appartient à l’époux. Le mien m’a prise. Il veut que je lui sois une humanité de surcroit ».

Quelle raison inépuisable d’émerveillement et de consolation à la pensée que notre humanité devient l’humanité du Christ. Et pourtant, ce n’est pas encore tout ; il manque la plus belle partie. Le corps de l’épouse appartient à l’époux ; mais aussi le corps de l’époux appartient à l’épouse. Du donner, il faut passer immédiatement, au recevoir – et recevoir rien de moins que la sainteté de Christ ! Où cet « échange merveilleux » (admirabile commercium) dont parle la liturgie aura-t-il réellement lieu dans la vie du croyant, s’il ne s’effectue pas au moment de la communion ?

C’est une découverte capable de donner des ailes à notre vie spirituelle. C’est le coup d’audace de la foi et nous devrions prier Dieu de ne pas nous permettre de mourir avant de l’avoir atteint.

L’Eucharistie, communion avec la Trinité

Réfléchir sur l’Eucharistie, c’est comme voir des horizons de plus en plus larges s’ouvrir à perte de vue devant soi, à mesure que l’on avance. En effet, l’horizon christologique de communion que nous avons contemplé jusqu’ici s’ouvre sur un horizon trinitaire. La raison ultime en est que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont une nature divine inséparable, ils sont « un ».

La communion de l’un avec l’autre

De ces hauteurs vertigineuses, revenons maintenant sur terre et passons à la deuxième dimension de la communion eucharistique : la communion avec le corps du Christ qu’est l’Église. Rappelons-nous les paroles de l’Apôtre : « Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain ».

Développant une pensée déjà esquissée dans la Didachè, saint Augustin voit une analogie dans la manière dont se forment les deux corps du Christ : l’Eucharistie et l’ecclésial. Dans le cas de l’Eucharistie, nous avons le blé d’abord répandu sur les collines qui, battu, broyé, mélangé à l’eau et cuit au feu devient le pain qui arrive à l’autel ; dans le cas de l’Église, nous avons la multitude de personnes qui, unies par la prédication évangélique, broyées par le jeûne et la pénitence, pétries dans l’eau du baptême et cuites au feu de l’Esprit, forment le corps qu’est l’Église.

Communion avec les pauvres

Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les pauvres, les affligés, les marginalisés. Celui qui a dit du pain : « Ceci est mon corps », l’a aussi dit des pauvres. Il a dit cela quand, parlant de ce qu’on a fait pour les affamés, les assoiffés, les prisonniers et les nus, il déclare solennellement : « C’est à moi que vous l’avez fait ! » C’est comme dire : « J’étais l’affamé, j’étais l’assoiffé, j’étais l’étranger, le malade, le prisonnier » (cf. Mt 25, 35 s.).

La sœur de Blaise Pascal rapporte ce fait à propos de son frère. Dans sa dernière maladie, il ne pouvait rien retenir de ce qu’il mangeait, aussi pour cette raison, on ne lui permit pas de recevoir le viatique qu’il demandait avec insistance. Enfin il dit : « Si vous ne pouvez pas me donner l’Eucharistie, laissez au moins un pauvre entrer dans ma chambre. Si je ne peux pas communiquer avec la Tête, je veux au moins communiquer avec son corps ».

Le seul obstacle à la communion que saint Paul nomme explicitement est le fait que, dans l’assemblée, « l’un a faim et l’autre est ivre » : « Lorsque vous vous réunissez tous ensemble, ce n’est plus le repas du Seigneur que vous prenez ; en effet, chacun se précipite pour prendre son propre repas, et l’un reste affamé, tandis que l’autre a trop bu ». (1 Co 11, 20-21) Dire « ce n’est plus le repas du Seigneur », c’est comme dire, votre Eucharistie n’est plus une vraie Eucharistie ! C’est une affirmation forte, même d’un point de vue théologique, à laquelle nous n’accordons peut-être pas assez d’attention.

De nos jours, la situation dans laquelle l’un a faim et l’autre regorge de nourriture n’est plus un problème local, mais mondial. Il ne peut rien y avoir de commun entre le repas du Seigneur et le festin du riche, où le maître festoie généreusement, ignorant le pauvre Lazare qui est devant la porte (cf. Lc 16, 19 s.). Le souci de partager ce que l’on a avec ceux qui sont dans le besoin, proches ou lointains, doit faire partie intégrante de notre vie eucharistique.

Jésus a dit : « Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » (Mt 26, 11) Cela est également vrai dans le sens où nous ne pouvons pas toujours recevoir le corps du Christ dans l’Eucharistie ; et même lorsque nous le faisons, cela ne dure que quelques minutes, alors que nous pouvons toujours le recevoir dans les pauvres. Il n’y a pas de limites ici, il suffit que nous le voulions. Nous avons toujours les pauvres à portée de main.

4. LA PRÉSENCE RÉELLE DE JÉSUS DANS L’EUCHARISTIE

Après nos catéchèses mystagogiques sur les trois parties de la Messe –la liturgie de la Parole, la consécration et la communion – méditons aujourd’hui sur l’Eucharistie comme « présence réelle » du Christ dans son Eglise.

Comment affronter un mystère si élevé, inaccessible ? Il nous vient aussitôt à l’esprit le nombre incalculable de théories et de discussions à ce sujet, les divergences entre catholiques et protestants, entre latins et orthodoxes.

L’Esprit nous pousse au repentir, car nous avons réduit le gage suprême de l’amour et de l’unité que le Seigneur nous a laissé jusqu’à en faire l’objet privilégié de nos querelles. Le moyen de nous acheminer sur cette voie de l’œcuménisme eucharistique, c’est la reconnaissance mutuelle, la voie chrétienne de l’agapé, du partage réciproque. Il ne s’agit pas de passer outre les divergences réelles ou de faillir, en quoi que ce soit, à l’authentique doctrine catholique ; il s’agit plutôt de mettre en commun les aspects positifs et les valeurs authentiques qu’il y a dans chacune des trois grandes traditions chrétiennes, de manière à construire une « masse » de vérité commune, qui nous entraîne vers une unité toujours plus pleine.

La tradition latine : une présence réelle, mais cachée

Dans cet esprit, prenons le temps de regarder d’un peu plus près les trois principales traditions eucharistiques : latine, orthodoxe et protestante, pour nous inciter à bâtir sur les richesses de chacune et à les réunir toutes dans le trésor commun de l’Eglise. L’idée que nous aurons, à la fin, du mystère de la présence réelle n’en sera que plus riche et plus vivant.

Dans la théologie et la liturgie latines, le centre indiscuté de l’action eucharistique d’où jaillit la présence réelle du Christ, c’est le moment de la consécration. C’est là que Jésus agit et parle à la première personne. Saint Ambroise, par exemple, écrit :

Ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; mais, quand intervient la consécration, le pain devient chair du Christ… Par quelles paroles s’opère la con-sécration ? Et de qui sont-elles ? Du Seigneur Jésus ! Toutes les prières qui sont prononcées avant ce moment, le sont par le prêtre qui loue Dieu, prie pour le peuple, ceux qui le gouver¬nent et pour les autres ; mais quand vient le moment où se réalise le saint sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais de celles du Christ. C’est donc la parole qui opère (conficit) le sacrement… Vois-tu combien est efficace (operatorius) la parole du Christ ? Avant la consécration, il n’y avait pas le corps du Christ, mais après la consécration, je te le dis, désormais le corps du Christ est là. C’est lui qui a parlé et cela arriva ; lui qui a commandé et cela exista (cf. Ps 33, 9) .

Dans la vision latine, nous pouvons parler d’un réalisme christologique. « Christologique », car l’attention est tout entière tournée vers le Christ, considéré aussi bien dans son existence historique et incarnée que comme Ressuscité. Le Christ est tout autant l’objet que le sujet de l’Eucharistie : celui qui est réalisé dans l’Eucharistie et celui qui réalise l’Eucharistie- « Réalisme », car on ne voit pas Jésus présent sur l’autel simplement dans un signe ou un symbole, mais en vérité et avec sa propre réalité.

Par la suite, le Concile de Trente a apporté plus de précisions sur la manière de concevoir la présence réelle, en utilisant trois adverbes : vere, realiter, substantialiter ; Jésus est présent véritablement, pas seulement en image ou en figure ; il est réellement présent et pas seulement subjectivement, à cause de la foi des croyants ; il est présent substantiellement, c’est-à-dire selon sa réalité profonde qui est invisible aux sens, et non selon les apparences qui restent du pain et du vin.

Il y avait, c’est vrai, un danger possible, celui de tomber dans un réalisme « cru », ou excessif, mais ce danger trouve son remède dans la tradition même. Saint Augustin a clarifié la chose, une fois pour toutes : la présence de Jésus dans l’Eucharistie advient « in sacramento », autrement dit, ce n’est pas une présence physique mais sacramentelle, par l’intermédiaire de signes qui sont, précisément, le pain et le vin. Dans ce cas pourtant, le signe n’exclut pas la réalité, mais la rend présente dans un mode unique, à savoir qu’une réalité spirituelle – ce qu’est le corps du Christ ressuscité – peut se rendre présente pour nous, tant que nous vivons encore dans cette vie.

Jésus est donc présent dans l’Eucharistie d’une manière unique qu’on ne rencontre nulle part ailleurs ; aucun adjectif ne suffit, à lui seul, à qualifier cette présence ; pas même l’adjectif « réel ». Réel vient de res (chose) et signifie : à la manière d’une chose ou d’un objet ; et Jésus n’est pas présent dans l’Eucharistie comme une « chose » ou un objet, mais comme une per-sonne. Si l’on tient à dénommer cette présence, il vaut mieux simplement l’appeler présence « eucharistique », car elle ne se réalise que dans l’Eucharistie.

La tradition orthodoxe : l’action de l’Esprit Saint

La théologie latine offre bien des richesses, mais n’épuise pas le mystère – ni ne pourrait le faire. Il lui a manqué, au moins dans le passé, de donner à l’Esprit Saint l’importance qui lui est due, et qui est essentielle pour comprendre l’Eucharistie. Alors nous nous tournons vers l’Orient pour interroger la tradition orthodoxe, d’un cœur tout autrement disposé que naguère : nous ne sommes plus inquiets de la différence, mais heureux du complément qu’elle apporte à notre vision latine.

La tradition orthodoxe met, de fait, l’action de l’Esprit Saint en pleine lumière au cours de la célébration eucharistique. Ces confrontations ont déjà porté leurs fruits, du reste, depuis le Concile Vatican II. Jusqu’alors dans le canon romain de la messe, il n’y avait qu’une seule mention de l’Esprit Saint, en incise, dans la doxologie finale : « Per ipsum, et cum ipso et in ipso… in unitate Spiritus Sancti… ». Mais, à présent, tous les nouveaux canons font une double invocation à l’Esprit Saint : la première, sur les offrandes avant la consécration et, l’autre, sur l’Eglise, après la consécration.

Les liturgies orientales ont toujours attribué la réalisation de la présence réelle du Christ sur l’autel à une intervention spéciale de l’Esprit Saint. Il vient sur le pain et sur le vin qui sont des éléments morts et leur donne la vie, il en fait le corps et le sang vivants du Rédempteur. Vraiment – Jésus lui-même le disait, en parlant de l’Eucharistie – « c’est l’Esprit qui donne la vie » (Jn 6, 63).

Toutefois, il est une précision dont il faut tenir compte et qui montre que la tradition latine a, elle aussi, quelque chose à offrir aux frères orthodoxes. L’Esprit Saint n’agit pas séparément de Jésus, mais dans la parole de Jésus. Jésus dit à son sujet : « Ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira. […] Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître ». (Jn 16, 13-14) Voilà pourquoi il ne faut pas séparer les paroles de Jésus (« Ceci est mon corps ») et celles de l’épiclèse (« Que l’Esprit Saint fasse de ce pain le corps du Christ »).

L’appel à l’unité entre frères catholiques et orthodoxes monte des profondeurs même du mystère eucharistique. Même si, par la force des choses, le souvenir de l’institution et l’invocation de l’Esprit se produisent à des moments distincts (impossible à l’homme d’exprimer le mystère en un seul instant), toutefois leur action est conjointe. L’efficacité vient sans aucun doute de l’Esprit (et non pas du prêtre, ni de l’Église), mais cette efficacité s’exerce à l’intérieur de la parole du Christ et à travers elle.

L’efficacité qui actualise la présence de Jésus sur l’autel – je l’ai dit – ne vient pas de l’Église, mais – et je l’ajoute – elle n’advient pas sans l’Église. L’Église est l’instrument vivant qui sert de canal à l’Esprit Saint pour une œuvre commune. Il en est de la venue de Jésus sur l’autel comme de son dernier retour dans la gloire : L’Esprit et l’Epouse [l’Eglise !] disent à Jésus dans la Messe : Viens ! Et, lui, vient (cf. Ap 22,17).

La spiritualité protestante, ou l’importance de la foi

La tradition latine a mis en lumière « qui » est présent dans l’Eucharistie : le Christ ; la tradition orthodoxe a manifesté « par qui » est opérée sa présence, par l’Esprit Saint ; la théologie protestante éclaire « sur qui » cette présence opère ; autrement dit : à quelles conditions le sacrement opère, de fait, en celui qui le reçoit, ce qu’il signifie. Ces conditions sont diverses mais se résument en un seul mot : la foi.

Ne nous attardons pas subitement aux conséquences négatives qu’à certaines époques on a tiré du principe protestant selon lequel les sacrements ne sont que des « signes de la foi » ; dépassons les malentendus et la polémique, et alors nous trouvons bien salutaire cet énergique rappel à la foi pour sauver le sacrement et pour ne pas le réduire à l’une des « bonnes œuvres » ou à quelque chose qui agit mécaniquement et par magie, presque à l’insu de l’homme. En fin de compte, il s’agit de découvrir le sens profond de l’exclamation liturgique qui retentit à la fin de la consécration ; et qui, jadis, nous nous en souvenons, était bien insérée au cœur même de la formule consécratoire, comme pour souligner que la foi est partie essentielle du mystère : « Mysterium fidei », Mystère de la foi !

La foi ne « fait » pas le sacrement, elle ne fait que le « recevoir » ; seule, la parole du Christ, reprise par l’Église et rendue efficace par l’Esprit Saint, « fait » le sacrement. Mais quelle serait l’utilité d’un sacrement s’il n’était pas « reçu » ? Au sujet de l’Incarnation, des hommes comme Origène, saint Augustin, saint Bernard ont dit : « A quoi bon pour moi que le Christ soit né, jadis, de Marie, à Bethléem, s’il ne naît pas aussi dans mon cœur, par la foi ? » On doit tenir le même langage à propos de l’Eucharistie : à quoi bon le Christ est-il réellement présent sur l’autel, s’il n’est pas présent pour moi ? Du temps où Jésus était présent dans son corps sur la terre, déjà la foi était nécessaire ; autrement – comme il le répète si souvent lui-même dans l’Evangile – sa présence n’était d’aucune utilité, sinon pour la condamnation : « Malheur à toi, Corazine, malheur à toi, Bethsaïde ! »

Il faut la foi pour que la présence de Jésus dans l’Eucharistie soit « réelle », certes, mais aussi « personnelle », c’est-à-dire de personne à personne. C’est une chose en effet « d’être là », autre chose « d’être présent ». La présence suppose quelqu’un qui est présent et quelqu’un devant qui il est présent ; elle suppose une communication mutuelle, l’échange entre deux sujets libres qui prennent conscience l’un de l’autre. C’est donc beaucoup plus que le simple fait de se trouver dans un lieu donné.

Cette dimension subjective et existentielle de la présence eucharistique n’annule pas la présence objective qui précède la foi de l’homme, bien plus elle la suppose et la valorise, tant il est vrai que Luther lui-même, qui a tant exalté le rôle de la foi, a pu prononcer l’extraordinaire profession de foi dans la présence réelle que voici :

Je ne peux pas comprendre les mots « ceci est mon corps » autrement que ce qu’ils disent. Aux autres, donc, de prouver que là où la parole dit : « Ceci est mon corps », le corps du Christ n’y est pas. Je ne veux pas prêter l’oreille aux explications fondées sur la raison. Face à des paroles si claires, je n’admets pas de questions ; je repousse le bon sens et la saine raison humaine. Preuves matérielles, argumentations géométriques… je repousse tout en bloc. Dieu est bien au-dessus de toute espèce de mathématique ; il n’est besoin que d’adorer, dans un très grand étonnement, la parole de Dieu .

Nous avons jeté rapidement un regard sur la richesse des diverses traditions chrétiennes, suffisamment pour nous faire entrevoir quel don s’ouvre à l’Eglise, quand les diverses confessions chrétiennes décident la mise en commun de leurs biens spirituels, à la manière des premiers chrétiens dont il est dit qu’« ils avaient tout en commun » (Ac 2, 44). C’est cela l’agapé la plus grande, aux dimensions de l’Eglise tout entière ; le Seigneur met dans notre cœur le désir de la rechercher, pour la joie de notre Père commun et le raffermissement de son Eglise.

Sentiment de la présence

Au cours du bref pèlerinage eucharistique que nous venons de faire parmi les différentes confessions chrétiennes, nous avons recueilli nous aussi dans des corbeilles les restes de la grande multiplication des pains qui s’est produite dans l’Eglise. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là dans notre méditation sur le mystère de la présence réelle ; cela reviendrait à ne pas manger les restes que nous avons recueillis. La foi en la présence réelle est une grande chose, mais elle ne nous suffit pas ; du moins la foi comprise d’une certaine manière. Il n’est pas suffisant d’avoir une idée théologiquement parfaite et œcuméniquement ouverte de la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie. Parmi les théologiens, il en est beaucoup qui savent tout sur ce mystère, mais ils ne connaissent pas la présence réelle. Parce que, au sens biblique du terme, ne « connaît » une chose que celui qui en a fait l’expérience. Ne connaît vraiment le feu que celui qui a été, une fois au moins, touché par une flamme et qui a dû reculer rapidement pour ne pas se brûler.

Saint Grégoire de Nysse nous a laissé une très belle expression pour préciser ce niveau le plus élevé de la foi. Il parle d’un « sentiment de présence » (aisthesis parousias) que peut éprouver quelqu’un qui est surpris par la présence de Dieu et a une certaine perception (non seulement une idée) de sa présence. Il ne s agit pas d’une perception naturelle mais du fruit d’une grâce qui opère comme une rupture de niveau, un saut de qualité.

Il y a une analogie très forte avec ce qui se produisait après la Résurrection, quand Jésus se donnait à reconnaître à quelqu’un. C’était l’imprévu qui, tout à coup, changeait de fond en comble la manière d’être d’une personne : C’est le Seigneur ! C’est exactement ce qui se produit le jour où un chrétien – qui a reçu tant et tant de fois Jésus dans l’Eucharistie – par un don de sa grâce – finit par le « reconnaître ».

De notre foi et du « sentiment » de la présence réelle doit naître une révérence spontanée envers Jésus dans le Saint-Sacrement, et même de la tendresse. C’est un sentiment si délicat et si personnel qu’on risque de l’altérer rien qu’en en parlant…

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