• Il y a dans notre chair une vocation spirituelle, une vocation d’éternité qui prélude déjà à la divine résurrection. Et c’est dans cette perspective qu’il faut entendre le Carême dont les observances pénitentielles ont été réduites à rien, mais qui ne nous en appelle pas moins à cette discipline harmonisante qui veut justement que nous établissions notre corps dans la liberté, dans la dignité et dans la beauté.
  • Il est clair qu’il y a une espèce d’offense à la Présence divine chez un chrétien à laisser la biologie, chez lui, prendre le pas sur la liberté.
  • Il est clair que la beauté humaine c’est cette beauté-là: une beauté qui sourd et qui jaillit de l’intérieur et qui imprime dans toutes les fibres de la chair la lumière pacifique et sereine de l’esprit. La sainteté pour un chrétien ce n’est pas autre chose que le rayonnement de la Présence même de Jésus Christ. La sainteté pour un chrétien c’est quelqu’un!
  • Un chrétien ne doit pas vieillir. Si le vieillissement signifie justement le triomphe de la biologie sur la liberté, de la laideur sur la beauté, du laisser-aller sur la dignité, un chrétien ne doit pas vieillir parce que il est axé sur l’éternelle jeunesse de Dieu et que il a à rendre témoignage à sa Présence dans son corps aussi bien que dans son esprit, qui d’ailleurs ne peut se communiquer aux autres qu’à travers son corps.

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Maurice Zundel

« Je ne mourrai pas mais je vivrai » Ps 118/17

Le jeûne de Gandhi qu’on célèbre pour avoir fait reculer l’occupation anglaise et avoir acheminé l’Inde vers son indépendance; mais il n’y a aucun doute que ce jeûne répondait dans l’esprit de Gandhi a quelque chose de bien plus profond encore, à une libération de lui-même qui l’entraînait constamment à cette victoire sur la biologie, qu’il a consacrée d’ailleurs par le vœu de chasteté, accompli dans la trentaine et observé intégralement jusqu’à sa mort à l’âge de près de 80 ans.

Ce grand homme qui est l’honneur de notre siècle savait que nous avons une vocation de dignité, de grandeur et de beauté qui exige la reprise en main de notre corps, selon d’ailleurs la prière de la liturgie d’aujourd’hui dans la secrète qui implore la sainteté, non seulement de nos esprits, mais aussi celle de nos corps.

Il y a là quelque chose qui nous émeut infiniment parce que il est impossible de réaliser une unité humaine, l’harmonie de notre existence, si l’on met le corps d’un côté et l’esprit de l’autre et si on les établit dans une continuelle contestation et rivalité, comme s’il fallait nécessairement dévaloriser le corps et l’anéantir pour exalter l’esprit.

Il est certain que certaines formules peuvent nous induire en erreur, comme celle que l’on attribue à Saint Jean d’Alcantara, d’avoir fait un pacte avec son corps, de ne jamais lui laisser la paix jusqu’à sa mort. Ces expressions excessives ne répondent pas à l’harmonie et à la beauté de la liturgie qui nous rappelle aujourd’hui que nos corps sont appelés à la sainteté comme nos esprits.

L’être humain doit constituer une parfaite unité et il est esprit dans sa chair autant que dans sa pensée, si justement la personnalité en nous doit imprimer sa direction à tout notre être, il faut que notre chair aussi puisse devenir musique, ce qu’elle fait d’ailleurs si aisément, comme nous en avons tous l’expérience.

Notre sensibilité peut vibrer à la musique, et il n’y a pas de musique sans cette vibration; comme elle peut vibrer à la peinture, comme elle peut vibrer au spectacle de la nature et il n’y a pas d’émotion si notre sensibilité ne vibre pas! Il y a donc dans notre chair une vocation spirituelle, une vocation d’éternité qui prélude déjà à la divine résurrection. Et c’est dans cette perspective qu’il faut entendre le Carême dont les observances pénitentielles ont été réduites à rien, mais qui ne nous en appelle pas moins à cette discipline harmonisante qui veut justement que nous établissions notre corps dans la liberté, dans la dignité et dans la beauté.

J’étais frappé à une sépulture, à laquelle je prenais part un jour, à constater je ne dis pas chez les parents du défunt, mais chez les sympathisants, chez les amis, présents par convenance, à cette cérémonie, de la laideur de certains hommes et de certaines femmes engagés, disons, dans la soixantaine ou au-delà, de l’épaississement, de la lourdeur, de la rigidité de leurs traits, je me demandais pourquoi ils s’étaient laissés enlaidir à ce point! Il est clair qu’il y a une espèce d’offense à la Présence divine chez un chrétien à laisser la biologie, chez lui, prendre le pas sur la liberté. Le témoignage que nous avons à rendre à Dieu, nous avons à le rendre dans notre corps tout autant que dans notre pensée, et il est absolument impossible que la beauté de Dieu, que la grâce du Seigneur s’atteste dans un corps difforme par sa propre faute. Il ne s’agit pas de difformités physiques qui sont congénitales ou qui résultent d’une maladie et qui peuvent parfaitement comporter une immense beauté si la personne exerce sur tout l’être son rayonnement créateur. Car la beauté que nous avons à instaurer dans notre corps est une beauté qui jaillit du dedans. Ce qu’on voit chez certains artistes comme Clara Haskil, qui sont tellement musique, qu’on ne voit plus en eux que la musique; et s’ils sont tellement musique, c’est justement parce qu’ils ne pensent plus à eux, c’est parce qu’ils sont suspendus dans une contemplation qui les oriente tout entier vers la divine Beauté, c’est parce qu’ils la respirent, c’est parce qu’ils en vivent, c’est parce qu’elle structure tout leur être, et que elle devient en eux leur unique visage.

Il est clair que la beauté humaine c’est cette beauté-là: une beauté qui sourd et qui jaillit de l’intérieur et qui imprime dans toutes les fibres de la chair la lumière pacifique et sereine de l’esprit.

Et ceci est indispensable s’il est vrai que notre corps est appelé à la sainteté, car la sainteté pour un chrétien ce n’est pas autre chose que le rayonnement de la Présence même de Jésus Christ. La sainteté pour un chrétien c’est quelqu’un! la sainteté pour un chrétien c’est la vie divine, c’est la vie éternelle qui s’imprime déjà maintenant en nous, qui s’enracine dans toutes les fibres de notre ère et qui devient un témoignage lumineux de la Présence de Dieu.

Saint Paul nous donne à entendre que le mariage est un immense mystère, un mystère qui s’enracine dans l’union nuptiale du Christ et de l’Eglise. En donnant au mariage cette dimension mystique, il est clair que Saint Paul envisage cette conséquence qui a été tirée par une théologie très profonde, à savoir que les époux qui sont les ministres du Sacrement, demeurent toute la vie l’un pour l’autre une source de grâce, et sont l’un par rapport à l’autre une sorte de vivant sacrement. Et ils le sont, bien entendu, par tout leur être, par leur corps aussi qui vit sanctifié par ce sacrement et qui peut devenir l’un pour l’autre une continuelle communication de Dieu. Et pourquoi pas? Pourquoi, au lieu d’envisager toujours la chose par le plus bas, du côté de la biologie, pourquoi ne pas les envisager par le plus haut, du côté du sacrement et de notre vocation d’éternité?

Il est parfaitement clair que nous avons à créer notre corps, comme nous avons à créer notre personnalité et que c’est finalement une seule et même chose!

L’être humain a bien des racines biologiques, il naît bien d’une certaine façon – à la manière de l’animal et de la terre et de la biologie et de l’espèce et de la race – mais cela n’est que le commencement, il naît avec une vocation d’humanité, une vocation de dignité, de liberté, de beauté et de sainteté.

Notre corps ne peut pas nous être donné dans cette dimension divine, c’est à nous de l’instaurer en nous, de le développer et d’aller continuellement vers notre jeunesse.

Il n’y a aucun doute que le Carême, précisément parce que il nous ouvre sur la résurrection, parce que il n’est que le prélude de cette commémoration éternelle de la victoire du Christ sur la mort, il n’y a aucun doute qu’il veut imprimer en nous ce sentiment que notre vie doit être chaque jour, et chaque jour davantage, une victoire sur la mort.

Le chrétien n’est pas quelqu’un, ne peut pas être quelqu’un qui se morfond dans la méditation de la mort, en se disant qu’il est condamné à se réduire en poussière, c’est quelqu’un au contraire, qui est appelé chaque jour à se construire du dedans, à pénétrer les fibres de sa chair de la vie divine, à aller vers sa jeunesse immortelle, à aller vers sa naissance éternelle, de manière à ce que la mort ne soit plus la dissolution de lui-même, mais le dernier élan d’une vie unifiée vers la source éternelle.

Il y a quelque chose d’insoutenable et d’intolérable pour cette prédication de la mort, quand elle n’est pas axée, précisément, sur la résurrection du Seigneur et qu’elle n’est pas – de propos délibéré – une invitation à triompher de la mort.

Dans une vie normale – je veux dire chrétiennement normale – la biologie devrait sans cesse être surmontée. La biologie devrait être sans cesse intériorisée et les passions devraient être si bien harmonisées que en atteignant leur plénitude au niveau du Cœur de Dieu, elles deviennent le clavier des vertus. Les Saints sont toujours de grands passionnés, mais des passionnés, justement, qui se sont établis dans cette musique silencieuse qui est la vie divine. Ils n’ont rien sacrifié de leur vitalité, ils l’ont simplement coulée dans le chemin de la grâce, ils se sont laissés emporter par l’immensité de l’amour divin qui est la passion la plus brûlante qui soit, et qui consume éternellement le Cœur de Dieu. Et c’est dans cette passion divine qu’ils ont donné à tout leur être cette possibilité de devenir un témoignage, et qu’ils ont fait de leur corps un sacrement qui communique la Présence du Christ.

Le christianisme qui est contenu dans l’Evangile qui est la Bonne Nouvelle par identité, puisque Evangile veut dire « Bonne Nouvelle » est justement cet appel toujours nouveau à une nouvelle naissance, à la dignité, à la grandeur, à la jeunesse, à la beauté, à la victoire sur la mort, à la résurrection. Et il faudrait justement que notre idéal fût tout empreint de cette divine passion et que nous ayons ce désir de vivre avec une intensité toujours plus grande pour rendre témoignage à ce Christ qui est la Vie, en qui tout est Vie, et en qui la Vie – comme dit magnifiquement Saint Jean – devient la Lumière des hommes.

Ah je comprends et j’admire cette femme, atteinte d’un cancer à l’estomac, qu’elle savait définitivement insurmontable, qui entrevoyait sa mort comme une réalité prochaine et qui refusait toujours de recevoir autrement qu’avec une blouse de soie, comme si elle était encore dans sa vie sobrement mondaine, qui ne voulait pas, justement, laisser percevoir aux autres les stigmates de la maladie qui voulait leur offrir jusqu’au bout la grâce et la lumière de son sourire.

Un chrétien ne doit pas vieillir. Si le vieillissement signifie justement le triomphe de la biologie sur la liberté, de la laideur sur la beauté, du laisser-aller sur la dignité, un chrétien ne doit pas vieillir parce que il est axé sur l’éternelle jeunesse de Dieu et que il a à rendre témoignage à sa Présence dans son corps aussi bien que dans son esprit, qui d’ailleurs ne peut se communiquer aux autres qu’à travers son corps.

Le Christ qui est le libérateur, le révélateur de notre liberté, est venu conférer la grâce à nos corps aussi bien qu’à nos esprits, et nous initier à cette jeunesse éternelle qui nous appelle chaque jour à résister à la pesanteur de notre biologie. Il faut porter remède à la racine du mal. Il ne faut rien s’accorder dans cette direction car dès qu’on cède à ses humeurs, à sa fatigue, à son usure, dès qu’on étale autour de soi ses propres souffrances, on finit par se laisser dominer par sa pesanteur, et un jour vient où on donne ce spectacle épaissi, alourdi, enlaidi, difforme, porté par sa biologie parce qu’il a refusé justement de l’assumer, de la porter et de la transfigurer.

C’est donc dans cette perspective qu’il nous faut envisager la suite de ce Carême – non pas du tout comme une pénitence dans laquelle on se morfond – mais tout au contraire, comme une conquête toujours plus ardente de notre liberté, de notre dignité, de notre jeunesse et de notre beauté.

C’est par là que nous pourrons, sans même y songer – comme l’artiste qui est devenu tout entier musique ne pense pas à soi, ni à l’effet qu’il fait, mais justement agit d’autant plus profondément qu’il est tout entier perdu dans la Beauté – de même, nous, si nous arrivons à cette harmonie de tout l’être, à cette unité musicale de notre chair accordée à notre esprit dans la respiration de Dieu, nous porterons dans le milieu où nous vivons, sans même y penser, le reflet de sa grâce, et la joie de sa Lumière.

Je me souviens toujours, avec émotion, de cette Noël passée dans un grand monastère où il n’y avait pas assez d’autels pour que chaque prêtre pût célébrer la messe de minuit, et où ce privilège était réservé aux plus anciens. Alors c’était toutes ces têtes chenues, d’ailleurs tout illuminées par leur foi qui s’en allaient, escortées par un frère portant une petite lumière, vers l’autel où ils allaient célébrer l’éternelle enfance de Dieu. Et je sentais alors toute la majesté qu’allait prendre, sur leurs lèvres, le mot qui nous initie au mémorial de la croix qu’est la divine liturgie: « J’irai à l’autel de Dieu, au Dieu qui remplit de joie ma jeunesse ».

C’était juste! le choix était conforme à l’Evangile, c’était les plus anciens qui allaient célébrer l’enfance de Dieu parce que normalement ils en étaient tout près, parce que normalement ils avaient pu triompher de leur biologie et que ils allaient bientôt entrer dans leur éternelle naissance.

C’est cette joie que nous voulons recueillir dans la secrète d’aujourd’hui, en demandant justement la Sainteté de notre corps et de notre esprit, en formant en nous la ferme résolution de ne jamais nous laisser envahir par notre biologie, de ne jamais nous laisser vieillir, remonter le courant de l’artériosclérose en gardant toute la souplesse de notre pensée et toute la jubilation de notre amour, pour entrer justement dans la perspective de ce Carême qui nous prépare à la Glorieuse Résurrection, en redisant le mot magnifique du psalmiste: « Je ne mourrai pas, mais je vivrai, et je chanterai la Joie du Seigneur ».

Lausanne, 3ème dimanche de Carême 1960