Formation Permanente – Français 1/2020
PORTÉS PAR LA PAROLE EN MISSION
Chers confrères,
Il m’a été demandé de préparer un texte sur la Parole en suivant le sillage de la proposition faite par le Conseil Général dans sa Lettre “La Parole de Dieu dans notre être et notre action missionnaire” (janvier 2012). Ce subside ne devrait pas naître d’“idées” mais plutôt du vécu de notre vie missionnaire, donc sur la ligne de l’expérience personnelle. C’est avec un certain embarras que j’ai accepté l’invitation. Je ne crois pas que mon expérience personnelle se différencie particulièrement de la vôtre. Bien au contraire, l’expérience de nombreux confrères est sans doute beaucoup plus riche et incisive.
De toute manière, après un moment d’hésitation, j’ai accueilli avec plaisir la demande car elle m’obligeait à réfléchir sur ma vie et elle représentait aussi une occasion de mettre en pratique l’invitation du Chapitre au “partage de la vie intérieure (AC ’09, n° 26).
Je pars de deux circonstances personnelles. La première est celle de la “maladie” (Sclérose Latérale Amyotrophique, SLA) qui me place dans une “position” privilégiée et me donne d’avoir un regard différent sur la vie. Depuis “la montagne” de la maladie les horizons s’élargissent devant nous et l’avenir devient plus proche (en exerçant des frissons et… de la fascination!). Mais le regard se tourne aussi vers le chemin parcouru, celui qui est derrière nous, afin de contempler le sentier de la vie qui descend en serpentant vers la vallée. Ce qui nous offre une vision nouvelle et la possibilité d’entrer en contact avec les sentiments les plus profonds qui se cachent en nous.
Le deuxième point de repère est le “désir” qui m’a toujours accompagné, d’être “porteur de la Parole”. Désir qui malheureusement est trop souvent resté tel, mais qui a été lumière, guide et motivation en donnant un sens à ma vie de missionnaire. C’est à ce désir que je puise, car je vois en lui l’expression de ce qu’il y a de plus vrai en nous, au-delà de nos succès et de nos échecs.
Vous allez m’excuser si ces deux points de repère vont donner un ton trop personnel à ce partage. Mais le sentiment m’anime et m’encourage que ce que je dirai peut devenir une occasion de faire émerger votre propre expérience personnelle et devenir le prétexte pour un “partage communautaire”. Voilà pourquoi je l’ai divisé en 7 points qui pourraient permettre d’en choisir quelques uns comme thème de partage dans la communauté. Ce serait une façon de louer le Seigneur pour l’importance agissante de la Parole dans notre vie. Nous sentir aimés, pardonnés, nourris, soutenus par cette Parole que nous portons. Ou mieux encore, prendre conscience d’être “portés” par cette Parole, à la quelle nous avons été “confiés” (Ac 20,32). Et alors, en “Serviteurs de la Parole”, nous allons nous découvrir comme ses premiers “bénéficiaires”. La Parole-Dame se fait aussi notre Servante, en s’agenouillant devant nous pour laver les pieds de ses apôtres!
1. UNE PAROLE PASSIONNANTE!
Mon premier contact enthousiaste et passionné avec la Parole s’est passé pendant mon scolasticat à Rome dans les années soixante-dix du siècle dernier. Je garde encore à présent un souvenir reconnaissant et joyeux de ces 5 années-là. C’étaient des années passionnantes, juste après le Concile et notre Chapitre Général de 1969. L’enthousiasme pour la découverte de la Parole de Dieu nous galvanisait un peu tous. P. Fernando Colombo, à l’époque secrétaire général de la formation, nous stimulait à la grande aventure, en invitant quelques uns d’entre nous à collaborer dans la préparation de réflexions bibliques à offrir à l’Institut tout entier.
L’enthousiasme pour le monde biblique nous amenait à pénétrer dans des mondes nouveaux et excitants, tel que celui de la tradition juive et rabbinique. Très tôt, “le grand amour” précédent pour la philosophie (que Mgr Vittorino Girardi m’avait transmis) a laissé la place au charme de la recherche et de la spécialisation biblique. C’est en particulier avec le père Enzo Bellucco que nous nous stimulions l’un l’autre dans cette passion. Toujours encouragés par le P. Colombo, nous animions ensemble la recollection mensuelle d’une communauté religieuse. Il m’arrive à présent de sourire en pensant à notre “audace” de novices, faite d’inexpérience, mais aussi d’enthousiasme juvénile. Pauvres sœurs, les plus âgées (elles étaient la majorité!) dont la patience nous avons mis à dure épreuve! Mais les plus jeunes, juste devant nous, semblaient avides de ce que nous partagions avec elles et prenaient des notes en quantité, en enflammant encore plus notre ardeur!
Nous étions “épris” de la Parole, conquis par sa fraîcheur. A présent, je me retrouve dans l’expérience de Jérémie: “Lorsque m’arrivaient tes paroles, je les dévorais; tes paroles étaient mon plaisir et la joie de mon cœur, car alors ton Nom reposait sur moi, Yahvé, Dieu Sabaot” (Jr 15,16).
Cette même expérience je l’ai à nouveau vécue dans les yeux et les visages de tant de jeunes, en particulier postulants et novices (un peu moins parmi les scolastiques, hélas!), en prêchant des recollections ou des exercices spirituels, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Institut. Voir dans leurs mains ces bibles usagées, soulignées, suintées, encombrées de feuilles et de notes, à tel point qu’elles se refusaient presque à se refermer, tellement elles étaient habituées à rester ouvertes… c’était enthousiasmant! J’imaginais de combien de confidences cachées, de combien de baisers de passion, de combien de souffrances et de larmes amères, de combien de moments de doute et d’héroïsme, de joie et tristesse, de générosité et de peur… étaient des témoins muets, ces bibles-là! Que de pouvoir cette Parole avait montré sur ces cœurs, jusqu’à les faire renoncer à ce que de plus cher existait au monde et à tant de projets et des rêves caressés peut-être pendant des années. Il y avait quelque chose de terrible et de mystérieusement séduisant dans la parole, apparemment si fragile et humble, qui avait été capable de saisir ces coeurs, de les enthousiasmer et de les traîner dans une aventure aux contours incertains et à l’issue imprévisible! Résister à cette fascination semblait, parfois, impossible. Que de fois de ces lèvres sera sortie la confession de Jérémie: “Yahvé, tu m’as séduit et je me suis laissé séduire” (Jr 20,7).
Quel dommage que cette bible usée, témoin d’une histoire de passion, ait été abandonnée et oubliée – par quelques uns d’entre nous – Dieu seul sait où, ou alors gardée simplement comme un “souvenir”. La “témoin des noces” des années de feu, de joies intenses, de rêves juvéniles a été peut-être remplacée par une bible “nouvelle”, plus jolie à voir ou à exhiber, bien encadrée, sur le bureau ou comme icône dans le “petit autel” que nous lui avons alloué. Parfois peut-être nous la prenons comme objet de consultation (un sermon à préparer), en la feuilletant avec soin afin de ne pas gâter les pages, en la remettant à sa place dans l’étagère, après usage. Certes, nous la portons avec nous à la recollection, mais nous devons reconnaître que nous n’avons plus avec “elle” la familiarité d’antan. Ella a été remplacée par le petit missel des lectures de chaque jour, plus commode et expéditif. C’est avec un certain embarras que nous nous rendons compte d’avoir du mal désormais à nous y déplacer dedans. La Parole que nous avions épousée avec tant de passion risque de devenir, petit à petit, une inconnue avec qui l’on vit en “étrangers”.
2. UNE PAROLE CELEBRÉE ET PARTAGÉE
En revenant encore à l’expérience du scolasticat, je dois préciser que le contact avec la Parole qui m’a le plus profondément marqué a été celui vécu dans l’Eucharistie. Je ne remercierai jamais suffisamment le Seigneur de l’expérience de la célébration eucharistique faite le soir, à la tombée de la nuit, dans le calme, sans se presser. L’heure (soixante minutes!) qui couronnait notre journée ne m’a jamais parue longue (bon, j’exagère peut-être). Et non pas à cause du fait que nos formateurs aient été particulièrement “éloquents”. Deux d’entre eux sont morts tout récemment: P. Mario Casella et P. Francesco De Bertolis. La “parole” n’était pas leur fort, mais la “beauté” de leur témoignage de vie, celle-là était très, très éloquente.
Célébrée à la fin du jour, assis autour du pupitre et de l’autel, l’Eucharistie quotidienne était le plus beau et reposant rendez-vous de la journée. L’écoute et le partage de la Parole, la fraction du même Pain dans la fraternité, nous communiquaient un sentiment de paix, de sérénité, de joie profonde qui était le “salaire” de la journée. Cette Parole célébrée et partagée a marqué notre coeur.
Tout jeune prêtre, affecté au postulat de Coimbra (Portugal), je me rappelle d’avoir été (presque) “scandalisé” en voyant que l’Eucharistie communautaire durait seulement une demi-heure. Ma première “bataille” en jeune formateur a été celle de la ramener à 45 minutes au moins.
Je crois qu’une “vie communautaire” vivante et joyeuse naît (sans vouloir absolutiser, évidemment) autour de l’Eucharistie, célébrée comme un moment privilégié de fraternité.
Je ne suis pas doté d’une bonne mémoire pour me rappeler du passé. J’évoque donc plus volontiers les dernières années, vécues dans la communauté de la maison provinciale de Lomé-Cacaveli (Togo). Un des moments les plus beaux que nous avons vécu en tant que communauté a été celui de la célébration de l’Eucharistie le soir du lundi, journée communautaire. Le partage de vie, orienté et éclairé par la Parole, a renforcé nos rapports, malgré nos fortes différences culturelles, caractérielles, de sensibilité et d’âge. Le plus âgé d’entre nous est parti tout récemment au ciel, Fr. Silvano Salandini.
Je vous confie (sans vouloir juger) que certaines Eucharisties célébrées plutôt à la hâte (à la manière de la pâques juive) et à des horaires tout à fait assez “désavantageux” (en chasseurs!) me laissent le cœur plutôt froid et ensommeillé. Une plus grande attention dans le discernement de l’horaire plus opportun et une plus grande générosité du temps assigné à l’Eucharistie pourraient peut-être être le “secret” pour ouvrir le “jardin fermé” de l’Epouse (Ct 4,12) et nous donner d’entrer ensemble à l’Epoux pour manger et boire avec Lui et nous enivrer de ses biens (5,1).
Cette double table de la Parole et de l’Eucharistie sont les deux bras de la “Mère” ou “Epouse” qui nous convoque autour d’elle, nous donne de nous sentir “chez nous”, fait grandir le “sens de famille” et de fraternité: “Tu mangeras du labeur de tes mains, ce sera un bonheur, ce sera ta richesse. Ton épouse, telle une vigne, donnera ses fruits au-dedans de ta maison; tes fils, comme des plants d’olivier, se serreront autour de ta table” (Ps 128,2-3).
3. UNE PAROLE INCARNÉE
Ma première expérience de vie missionnaire en Afrique (Togo-Ghana-Bénin) après 7 ans de formateur au Portugal a été particulièrement forte et enthousiasmante, comme par ailleurs, pour la majorité d’entre nous, je crois. Et cela malgré les difficultés du début, liées à notre mission de “porteurs de la Parole”, c’est à dire l’effort de l’insertion dans une nouvelle culture (j’ai lu et fiché tout ce qui tombait sous mes yeux concernant la culture éwé) et l’étude de la langue locale (en plus du français que je ne maîtrisais pas).
Les premiers mois ont été particulièrement euphoriques. P. Antonio Oliveira, un compatriote, avec qui j’avais travaillé au Portugal, m’a accueilli dans la mission d’Afanya (Togo). La sympathie et l’accueil des gens et l’amour que j’éprouvais pour eux (avec une bonne dose de philanthropie naïve) me faisaient souriant et me faisaient sentir à mon aise au milieu d’eux. Là aussi – vous allez m’excuser certainement – j’expérimentais du malaise et de la souffrance à cause de certaines façons trop expéditives (si non trop brusques et aigres) dans l’accueil des gens, qui ne faisaient certainement pas honneur et chemin à la Parole. Avec le temps, j’ai compris que parfois il s’agissait d’une “façade” de défense, une stratégie pour faire face à la mer de besoins et de souffrances des pauvres, face auxquels l’on se sentait impuissant. Souvent, derrière certains caractères scabreux se cachait un amour vrai, capable de se sacrifier pour les gens.
L’enthousiasme du “premier amour” n’a pas été sans ombres. Ma première affectation a été Liati (Ghana). Très tôt j’ai dû faire face aux difficultés réelles de la vie missionnaire. Pas seulement les difficultés physiques telles que la maladie (après un peu plus qu’un an j’ai dû rentrer). En effet, j’étais arrivé à Liati en un moment particulièrement critique et délicat, de forte et grave tension due à l’éloignement forcé d’un confrère. Ça été mon “baptême de feu”.
Sont arrivées ensuite les premières difficultés apostoliques. Liati était formée par une trentaine de communautés éparpillées dans un contexte à majorité protestant et en partie animiste. C’étaient des communautés plutôt petites, caractérisées par la pauvreté des moyens et souvent aussi du personnel. Quand je me rendais en visite à quelques unes de ces communautés particulièrement “démantelées”, je ressentais tout le poids de “porter la Parole”. Le sourire (qui, Dieu merci, ne m’a jamais fait défaut) cachait souvent la souffrance que je portais en moi.
Parfois, en conduisant le vieux Land-Rover, qui souvent rendait encore plus lourde la situation, en me laissant à pieds sur la route alors que je me rendais vers les communautés, mon coeur se serrait et pleurait face à la perspective de me retrouver seul devant un petit groupe de chrétiens ou de catéchumènes a demi amorphes, avec un pauvre catéchiste qui comprenait avec de la peine mon anglais. Il m’arrivait de crier moi aussi comme Elie ou Jérémie et autres: Assez, je n’en peux plus! Devant ce pauvre “reste de Yahvé”, moi pauvre diable, à demi bègue (dans la langue locale et en anglais que je ne maîtrisais pas), je sentais peser sur mes épaules fragiles tout le poids de la célébration.
Que de fois le Seigneur n’a dû répéter et crier aux oreilles de mon coeur ce qu’il avait dit à Josué:“Je t’ai bien donné cet ordre: Sois fort et courageux, ne tremble pas et n’aie pas peur; Yahvé ton Dieu est avec toi partout où tu iras”(Jos 1,9). Et alors combien de fois j’ai expérimenté avec stupeur comment la Parole s’emparait de moi et de l’assemblée, en nous réchauffant le coeur, et on terminait dans la joie de la fête. Qui ensuite se prolongeait devant un joli plat de riz avec un morceau de poulet, quand j’avais de la chance, ou même autour d’une grande calebasse de vin de palme partagé gaiement.
La Parole avait opéré le miracle. Mais d’abord elle m’avait demandé d’“offrir” mon corps et mon coeur, tels les 5 pains d’orge pour la multiplication du pain. La Parole aime et veut “s’incarner”. L’on dirait que depuis qu’elle l’a fait dans la chair docile et le cœur accueillant du Logos, elle y a pris goût.
L’expérience “d’incarnation” m’a ouvert les yeux pour voir et apprécier la beauté et les prouesses de la Parole incarnée en tant de confrères, même en luttant encore avec les pierres, les chardons et les épines. Avec combien de sympathie et de reconnaissance je me souviens de P. Eugenio Petrogalli qui, par son enthousiasme et son zèle apostolique, m’a initié au travail missionnaire à Liati. Je ne voudrais pas en tracer une liste, mais je nomme tout simplement un autre exemple, celui de P. Fabio Gilli qui continue, aujourd’hui encore, à illuminer tant d’entre nous par la parole qui sort de ses lèvres après avoir traversé le creuset de l’expérience de la cécité.
Je crois que nous n’honorons pas la Parole alors que nous nous bornons à voir les limites et les défauts des personnes: de nos confrères et des gens. Parmi les cailloux et les ronces, il y a aussi des épis dorés qui flottent au vent. Chacun d’entre nous porte en lui-même des espaces de bonté, d’accueil et de fécondité où la Parole a opéré le miracle de la floraison.
4. UNE PAROLE CRUCIFIÉE
Incarner la Parole entraîne des risques. Risques pour la Parole et pour nous-mêmes. Notre humanité gémit sous le “joug” de cette Parole même si, par la grâce, il devrait être “aisé et léger” (Mt 11,30). Parfois notre structure humaine et psychologique ne tient pas devant les exigences d’une vocation porteuse de la Parole et, peut-être, la présomption ou la négligence nous ont amenés à faire trop de confiance à nos forces et à être peu attentifs à nos faiblesses. Le fait est là: la parole est “mortifiée” dans la faiblesse de la chair et dans la distraction de l’esprit. Elle est “affaiblie” dans nos paroles sans souffle ou même “enchaînée” par notre contre-témoignage (2Tm 2,9).
Ces dernières années, les pasteurs de l’Eglise ont été “donnés en spectacle au monde” (1Cor 4,9), un triste spectacle de faiblesse et de misère qui chagrine tous. La Parole paraît crucifiée dans les victimes que nous avons offensées. En montrant de l’attention envers elles, nous sommes appelés à soigner les blessures infligées à la Parole elle-même par la parole séductrice et empoisonnée de l’ennemi qui dès le commencement fait la guerre à la Parole (Gn 3,1-5). Dans les plaies de ces victimes se cachent celles du Seigneur, le Logos crucifié. Et nous les embrassons.
Il me vient à l’esprit que même les plaies infligées par le péché au coeur du “porteur de la Parole” doivent être respectées. Si reconnues avec humilité et repentir, elles aussi sont assumées par le Crucifix. Celles-là aussi doivent être embrassées et soignées avec compassion.
En tant que provincial, j’ai dû, malgré moi, regarder ces blessures. La tentation nous vient de “nous cacher le visage” (Is 53,3). Après tout, chacun porte en lui ses propres faiblesses. Celles des autres nous rappellent les nôtres. Avoir le courage de “toucher” ces blessures nous rend humbles et compatissants et nous aide nous-mêmes aussi car seulement “en pardonnant” aux autres nous pouvons pardonner nous-mêmes et guérir de certains souvenirs.
Mais entrer en intimité avec l’autre nous montre non seulement la souffrance de la faiblesse mais aussi l’envie de rédemption, le désir sincère de nous laisser modeler par la Parole, de nous laisser “refaire” par les mains du potier (Jr 18,6). Et celle-ci peut être l’occasion pour un nouveau refleurissement, peut-être moins voyant car les branches présentent les blessures infligées par la tempête, mais les fruits sont plus mûrs et plus doux. Je garde un souvenir profond d’amitié et d’appréciation pour certains confrères qui, avec détermination, ont entamé le chemin de la libération, en affrontant le désert de la purification où la voie douloureuse du Calvaire.
Au terme, tout est grâce. Les erreurs et les faiblesses aussi. Dans un récent message, écrit quelques semaines avant son retour au Père, P. Francesco De Bertolis me disait : “En lisant tes lignes, il me revint à l’esprit les quelques années passées avec vous à Rome – parmi les plus belles de ma vie… fautes comprises… Les fautes ‘apprises’ dans la vie valent beaucoup plus que celles jamais commises”. Je garde ce message comme une dernière perle de sagesse humaine et chrétienne.
Qui sommes-nous pour juger? Le cœur de l’homme est un mystère de lumières et d’ombres. La Parole a couru ses risques en nous faisant confiance, tout en connaissant notre faiblesse. Elle a “parié” sur nous et parfois elle “a eu de la chance”, et quelques fois un peu moins. Nous aussi, “hommes de la Parole”, nous avons “risqué”. Personne ne nous a garanti que tout se serait bien passé: que nous aurions trouvé les conditions idéales pour grandir comme personnes; que nous aurions trouvé des communautés accueillantes qui nous auraient soutenus dans les moments de faiblesse, que nous aurions été à la hauteur de faire face à toutes les situations de stress auxquelles nous aurait soumis le service de la Parole.
Mais, d’une manière ou de l’autre, tôt ou tard, la Parole finira par nous conduire, tous, au “sommet” où elle a été élevée et “exhibée” dans la personne du Christ, le Logos. Là où personne ne voudrait aller, ni Pierre et moins encore nous autres, et Jésus aussi. La Parole finira crucifiée en nous. Elle peut l’être en de nombreuses manières, souvent dans la maladie ou dans l’âge avancé. Mes deux béquilles, fidèles “compagnes” depuis quelques mois déjà, parfois me rappellent les deux poutres de la croix! Ça été le chemin du Maître, à quoi le disciple pourrait s’attendre?
J’ai encore dans la mémoire l’impression si vive que me fit notre confrère P. Ivo do Vale, alors que je le visitais pour la dernière fois à l’hôpital de Viseu (Portugal) au cours de l’été 2009. Une vie passionnée de la Parole, que tant de “grâce” avait rencontrée sur ses lèvres, à présent était là transfigurée par le cancer. Cependant, en ce corps désormais sans “grâce” la Parole brillait, d’une manière nouvelle, en toute sa Beauté, dans le sourire de sérénité, dans la parole de confiance et dans l’attitude d’abandon de P. Ivo. Mais nous tous nous connaissons de très nombreux exemples comme celui-ci. Cela nous fait du bien de les “visiter” dans nos maisons d’accueil pour nos confrères âgés et malades. Là c’est un autre visage de la Parole qui se manifeste, l’avant dernier, et il est important de le reconnaître et de l’accueillir.
5. UNE PAROLE FLEURIE
Mais disons-le quand même: si la Parole a parié sur nous et nous avons parié notre vie sur la Parole c’est parce que finalement nous avions le grand espoir d’en gagner tous les deux. Je crois que la grande majorité d’entre nous peut dire avec moi que nous sommes heureux d’être Comboniens et qu’aucune tristesse ne sera tellement forte à suffoquer cette joie et sérénité profonde (Ps 16). Si nous avions eu cent vies, nous les aurions toutes données pour la Mission de la Parole. L’investissement s’est révélé excellent.
Dans la vie de tout Combonien n’ont jamais fait défaut les joies, en plus que les souffrances du ministère liées aussi à notre condition de “pierres cachées”, comme nous le rappelait Comboni dans le fameux chapitre X des Règles de 1871. Je ne crois pas que le désir de tant de confrères, dont nombreux sont âgés et mal en point, de “repartir en mission” soit pour aller à la recherche du “sacrifice” ou par pur zèle missionnaire. C’est parce que le Seigneur nous a donné tant de consolations au milieu des larmes des semailles (Ps 126,6).
Quelle joie de voir les communautés que nous avions commencées à Adidogome-Lomé (Togo) il y a vingt ans à partir d’un petit groupe de jeunes, sous un abat-vent de feuilles de palme, devenues des communautés florissantes et de nouvelles paroisses. Un brin de sain “triomphalisme” nous fait du bien! Il faut permettre que la Parole festoie aussi ses “succès” et montre sa vitalité. Certaines attitudes à vouloir rogner les ailes à l’enthousiasme de ces communautés naissantes sont comme prétendre que la graine de la Parole reste enterrée pour toujours et ne se développe dans l’arbre feuillu qu’elle est appelée à devenir (Mt 13,31-32).
Comment ne pas se réjouir en voyant des gens qui, dès les premières heures du matin et jusqu’à tard le soir, passent seuls ou en groupe dans notre chapelle de Cacaveli-Lomé, pour y partager joies et peines avec la Parole-Présence humble et fidèle dans le tabernacle? Ou alors, comment ne pas s’attendrir devant les foules de pénitents qui, dès le début de l’après midi jusqu’à tard le soir du samedi, faisaient la queue pour chercher dans le sacrement de la réconciliation la Parole-Miséricordieuse qui pardonne et réconforte?
Comment ne pas jouir de voir grandir le nombre de confrères d’autres continents et d’autres cultures qui sont en train de prendre la relève afin de continuer avec de nouvelles énergies la “course de la Parole”? C’est notre rêve, inachevé de notre vivant, qui continue en eux.
6. UNE PAROLE QUI NOUS PORTE
Aujourd’hui, en nous tournant en arrière, vers la vallée, nous pouvons voir mieux les différents tournants du sentier de notre vie, malgré l’éloignement dans le temps. Et nous nous rendons compte de la manière par laquelle nous avons été conduits par la main (Os 11,3-4). Nous découvrons que nous, les “porteurs de la Parole”, en réalité, nous avons été, nous-mêmes, “portés par la Parole”.
La Parole est notre Mère, notre compagne, avant d’être “graine” répandue par nous. Plus nous réfléchissons sur notre expérience, plus nous découvrons avec stupeur comment la main de Dieu nous aie conduit le long de notre vie et de notre parcours vocationnel. Et nous sentons que ces paroles dites à Jérémie étaient adressées à nous aussi: “Avant même de te former dans le ventre de ta mère, je t’ai connu” (Jr 1, 5).
A l’approche de mon ordination sacerdotale, mon papa me fit cette confidence: “Mon enfant, avant que tu ne sois conçu (je suis le premier de sept enfants), avec ta maman nous avions fait une prière à Dieu en lui offrant notre premier fils, s’il avait été un garçon. Le Seigneur a accueilli notre offrande! Je n’ai pas voulu te le dire avant pour ne pas te conditionner”.
Comment ne pas voir le “doigt” de Dieu, par exemple, dans mon institutrice de l’école primaire qui me présenta à l’animateur vocationnel combonien passé dans mon perdu village qui, malgré son enthousiasme et sympathie, n’avait pas réussi à convaincre quelqu’un à le suivre au séminaire? Sa parole fut le porte-parole qui ce jour-là jeta le filet dans mon coeur!
Comment ne pas voir le “doigt” de Dieu chez ces filles anglaises avec qui je travaillais dans un restaurant de Londres pendant les vacances de l’été, désormais lointain, de 1977, qui, en découvrant que j’étais séminariste, m’ont encouragé à aller de l’avant? Leurs paroles simples mais sincères ont donné une force nouvelle à la Parole que je portais en moi. J’avais peur de donner à la parole mon “oui” définitif avec la profession solennelle. Ce que ces filles ont “vu” en moi, a réveillé le charme de la Parole. Et là, en ce restaurant londonien, ce jour-là j’ai dit mon “oui” définitif à la Parole qui dans le coeur me promettait de donner un sens à ma vie. Un sens que ces nombreux jeunes, mes compagnons de travail, n’avaient pas encore trouvé.
Combien de fois la Parole m’a surpris dans le sourire d’un enfant, dans la parole pleine de sagesse d’un ancien animiste, dans un geste de sympathie d’un inconnu. Elle est venue à ma rencontre dans un geste ami ou dans la parole d’encouragement du confrère avec qui je vivais. Elle m’a touché le cœur par le témoignage de confiance et de simplicité des pauvres. Elle m’a édifié par des gestes de générosité de quelques chrétiens engagés dans la communauté chrétienne.
La Parole a pris vraiment soin de nous!
7. UNE PAROLE DE REPOS
La première Parole d’entrée et d’accueil dans le “monde à venir” qu’un missionnaire s’attend d’écouter est: “Très bien, bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle pour une petite chose, je te confierai beaucoup plus; viens partager la joie de ton maître” (Mt 25,21). En espérant que la Parole qui nous jugera sera celle que nous avons annoncée comme Parole de Miséricorde.
La Parole ne nous remet pas dans les mains du Juge, mais nous dépose amoureusement dans les mains de Dieu. La Parole nous porte “la promesse d’entrer dans le repos” (He 4,1). “Efforçons-nous donc d’entrer dans ce repos” (4,11). La Parole, avant même d’être l’objet de notre action, est une Parole qui recherche et offre du repos, primeur de ce “repos” définitif de l’Amour qui satisfera finalement toute recherche et soif du coeur humain (Ps 127; 131).
Une de mes plus belles expériences de paix et sérénité, ces dernières années, a été la pratique de la Lectio Divina. La Parole m’a offert un vrai repos spirituel et psychologique. Depuis quelques années, pour couronner la Lectio sur l’évangile du jour je lis un passage du Cantique des Cantiques (que j’ai découpé en 30 parts, une pour chaque jour du mois). Je le prend comme 4° moment de la Lectio, c’est-à-dire la “contemplation”. “Contempler” le Cantique des Cantiques, avec le culte de la “communion des saints” (particulièrement dans la méditation du chapelet), représentent mes deux plus grandes joies “spirituelles” ces dernières années. Le Cantique est la Parole devenue danse et rythme, beauté et charme, jeunesse et enthousiasme, joie et émotion, amour et passion. Se laisser porter par la contemplation de cette Parole signifie se laisser impliquer dans une danse enivrante qui rend légers les pieds et remplit le coeur de la joie de vivre.
Le repos dans la Parole renouvelle son porteur afin de le réveiller chaque matin (Is 50,4), en le contaminant par cette urgence de la mission incarnée en Jésus (Mc 1,35-39). La Parole n’a pas de repos (et donc son porteur non plus) jusqu’à ce que l’Aujourd’hui du sabbat de Dieu ne soit pas arrivé.
En terminant par cette Parole de repos, je me rends compte de vous avoir au contraire fatigués par tant de mes paroles. Pardonnez-moi! En le prévoyant, j’ai réparti ce partage en 7 points (7 pour arriver au repos!). C’est ainsi que quelques uns pourront le prendre en pilules ou encore choisir quelques points ou tout simplement laisser tomber ce “feuilleton”!
Mais, si vous me le permettez encore, je formulerais un “ultime désir”, en ce jour de la naissance de Comboni: que le Rêve nourri dans le coeur de Comboni par la Parole sortie du Coeur du Christ puisse se ranimer en nous aussi et resplendir en tout son charme afin d’incendier tant d’autres coeurs!
Rome, le 15 mars 2012
P. Manuel João Pereira Correia
PROPOSITION POUR LE PARTAGE COMMUNAUTAIRE
1. UNE PAROLE PASSIONNANTE – Partager notre rapport avec la Parole: l’expérience initiale d’être “séduits” par la Parole, le rôle qu’elle a joué dans notre vie, nos faiblesses personnelles en face d’elle.
2. UNE PAROLE CELEBRÉE ET PARTAGÉE – Partager nos expériences concernant la célébration et le partage sur la Parole dans nos communautés.
3. UNE PAROLE INCARNÉE – Partager des faits ou des circonstances concrètes de notre expérience personnelle concernant les conséquences d’être “porteurs de la Parole”.
4. UNE PAROLE CFUCIFIÉE – Partager nos sentiments et attitudes devant les faiblesses et les contre-témoignages personnels et collectifs.
5. UNE PAROLE FLEURIE – Partager les expériences concrètes sur la puissance et la fécondité de la Parole de Dieu dans notre apostolat.
6. UNE PAROLE QUI NOUS PORTE – Partager les expériences personnelles sur la présence continue et discrète de Dieu qui guide et conduit notre histoire.
7. UNE PAROLE DE REPOS – Partager notre expérience personnelle de prière sur la Parole de Dieu: consolation, encouragement, stimulant apostolique.