2e Dimanche après la Nativité
Jean 1,1-18

En ce deuxième dimanche de Noël, notre attention se concentre sur le Prologue de Jean. Ce cantique solennel est traversé par un mouvement. Au commencement, Jean affirme que le Logos/la Parole était : « auprès de Dieu » et « était Dieu » (v. 1). En grec, le verbe est à l’imparfait pour exprimer une action passée qui perdure dans le présent. Mais au verbe était (ēn) succède le verbe devenir (egheneto) pour culminer dans la solennelle affirmation que le Logos est devenu chair (v. 14). Du Logos préexistant, on passe donc au Logos incarné, c’est-à-dire au Logos qui a assumé un visage d’homme en Jésus de Nazareth. Qu’est-ce qu’a comporté cette incarnation du Logos ? Un retournement. Dans la culture hébraïque, la Parole de Dieu est immuable et éternelle, tandis que l’homme est fragile et inconsistant. Entre la Parole et l’homme, il y a donc un abîme. Mais l’abîme est aujourd’hui comblé, parce que la Parole s’est faite chair, comme on l’a dit. Et ce n’est pas tout. Jean affirme que la gloire de Dieu ne peut être contemplée que dans la chair de Jésus de Nazareth, c’est pourquoi l’humain n’est pas une enveloppe à traverser pour atteindre la gloire. Cette donnée de foi n’est pas sans cons pour nous. En effet, à ceux qui l’ont reçu, affirme encore le 4e Evangile, il a donné le pouvoir (exousia) de devenir enfants de Dieu (v. 12). Mais que signifie être enfants ? C’est simple. Cela signifie qu’au principe de notre vie existe un lien et que ce lien est scellé par l’amour. S’il est vrai que je suis engendré dans ce lien dans mon identité filiale, il est tout aussi vrai qu’à partir de ce lien, je découvre que je suis le frère ou la sœur de mon prochain. Et ce n’est pas tout. Mais si la relation au Père est marquée par l’obéissance, la relation au frère l’est par la solidarité. Voilà le sens profond de Noël : la joie d’être enfants et frères ; la joie d’un baiser où se réconcilient le Ciel et la terre et cela, grâce à Jésus. Le philosophe danois Kierkegaard avait bien raison d’écrire : « Les deux mondes séparés depuis toujours, le divin et l’humain, sont entrés en collision dans le fils de Marie. Une collision qui n’est cependant pas une explosion, mais un baiser ».
R. M. Rilke
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«Le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous». (Jn 1, 14)
Pape Francois
L’Evangile de la liturgie d’aujourd’hui nous offre une très belle phrase, que nous prions toujours à l’Angélus et qui, à elle seule, nous révèle le sens de Noël: «Le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous». (Jn 1, 14). Ces mots, si nous y réfléchissons, contiennent un paradoxe. Ils réunissent deux réalités opposées: le Verbe et la chair. Le «Verbe» indique que Jésus est le Verbe éternel du Père, Parole infinie, existant depuis toujours, avant toute chose créée; la «chair», par contre, indique précisément notre réalité, une réalité créée, fragile, limitée, mortelle. Avant Jésus, il y avait deux mondes séparés: le ciel opposé à la terre, l’infini opposé au fini, l’esprit opposé à la matière. Et il y a une autre opposition dans le Prologue de l’Evangile de Jean, un autre binôme: la lumière et les ténèbres (cf. v. 5). Jésus est la lumière de Dieu qui est entrée dans les ténèbres du monde. Lumière et ténèbres. Dieu est lumière: en lui il n’y a pas d’opacité; en nous, par contre, il y a beaucoup d’obscurité. Maintenant, avec Jésus, la lumière et les ténèbres se rencontrent: la sainteté et la faute, la grâce et le péché. Jésus, l’incarnation de Jésus est précisément le lieu de la rencontre, de la rencontre entre Dieu et les hommes, la rencontre entre la grâce et le péché.
Que veut annoncer l’Evangile avec ces polarités? Une chose splendide: la manière d’agir de Dieu. Face à notre fragilité, le Seigneur ne recule pas. Il ne reste pas dans son éternité bienheureuse et dans sa lumière infinie, mais il s’approche, il se fait chair, il descend dans les ténèbres, il habite des terres qui lui sont étrangères. Et pourquoi Dieu fait-il cela? Pourquoi descend-il parmi nous? Il le fait parce qu’il ne se résigne pas au fait que nous pouvons nous égarer en nous éloignant de lui, de l’éternité, de la lumière. Voici l’œuvre de Dieu: venir habiter parmi nous. Si nous nous considérons indignes, cela ne l’arrête pas, Il vient. Si nous le rejetons, il ne se lasse pas de nous chercher. Si nous ne sommes pas prêts et disposés à le recevoir, il préfère venir quand même. Et si nous lui fermons la porte au nez, Il attend. C’est précisément le Bon Pasteur. Et l’image la plus belle du Bon Pasteur? Le Verbe, qui se fait chair pour partager notre vie. Jésus est le Bon Pasteur qui vient nous chercher là où nous sommes: dans nos problèmes, dans notre pauvreté. C’est là qu’il vient.
Chers frères et sœurs, nous gardons souvent nos distances avec Dieu parce que nous pensons être indignes de lui pour d’autres raisons. Et c’est vrai. Mais Noël nous invite à voir les choses de son point de vue. Dieu désire s’incarner. Si ton cœur te semble trop pollué par le mal, s’il te semble trop désordonné, s’il te plaît, ne t’enferme pas, n’aie pas peur: Il vient. Pense à l’étable de Bethléem. Jésus est né là, dans cette pauvreté, pour te dire qu’il n’a pas peur de visiter ton cœur, d’habiter une vie miséreuse. Tel est le terme: habiter. Habiter est le verbe utilisé aujourd’hui dans l’Evangile pour signifier cette réalité: il exprime un partage total, une grande intimité. C’est la volonté de Dieu: il veut habiter avec nous, il veut habiter en nous, ne pas être loin.
Et je me demande, ainsi qu’à vous, et à tous: voulons-nous lui faire de la place? En paroles, oui; personne ne dira: «Pas moi»; oui. Mais concrètement? Peut-être y a-t-il des aspects de la vie que nous gardons pour nous, des lieux exclusifs, intérieurs, où nous avons peur que l’Evangile entre, où nous ne voulons pas mettre Dieu au milieu. Aujourd’hui, je vous invite à être concrets. Quelles sont les choses intérieures dont je pense qu’elles ne plairont pas à Dieu? Quel est l’espace que je garde uniquement pour moi et où je ne veux pas que Dieu entre? Que chacun de nous soit concret et répondons à cela: «Oui, oui, je voudrais que Jésus vienne, mais il ne faut pas qu’il touche à cela; et pas à cela, et cela…». Chacun a son propre péché — appelons-le par son nom — et Lui n’a pas peur de nos péchés: il est venu pour nous guérir. Montrons-lui tout au moins notre péché, pour qu’il le voie. Soyons courageux, disons: «Seigneur, je suis dans cette situation, je ne veux pas changer. Mais, toi, s’il te plaît, ne t’éloigne pas trop». C’est une belle prière. Soyons sincères aujourd’hui.
En ces jours de Noël, accueillir le Seigneur précisément là nous fera du bien. Comment? Par exemple, en s’arrêtant devant la crèche, parce qu’elle montre Jésus qui vient habiter toutes nos vies concrètes, ordinaires, où tout ne va pas bien, avec de nombreux problèmes — certains de notre faute, d’autres de la faute d’autrui — et Jésus vient. Nous voyons là les bergers qui travaillent dur, Hérode qui menace les innocents, une grande pauvreté… Mais au milieu de tout cela, au milieu de tant de problèmes — et également au milieu de nos problèmes — il y a Dieu, il y a Dieu qui veut habiter parmi nous. Et il attend que nous lui présentions nos situations, ce que nous vivons. Alors, devant la crèche, parlons à Jésus de nos situations concrètes. Invitons-le officiellement dans notre vie, surtout dans les zones d’ombre: «Regarde, Seigneur, là il n’y a pas de lumière, il n’y a pas d’électricité, mais s’il te plaît, n’y touche pas, parce que je n’ai pas la force de quitter cette situation»; Parler clairement, concrètement. Les zones d’ombre, nos «étables intérieures»; chacun de nous en a. Et parlons-lui aussi sans crainte des problèmes sociaux des problèmes ecclésiaux de notre temps, des problèmes personnels, même les plus graves: Dieu aime habiter dans notre étable.
Que la Mère de Dieu, dans laquelle le Verbe s’est fait chair, nous aide à cultiver une plus grande intimité avec le Seigneur.
Angelus, 2 janvier 2022
Ténèbres et lumière
Marcel Domergue, SJ
Au cœur des longues nuits va surgir la lumière. Cela donne à cet événement passé inaperçu, vécu dans « le plus petit des clans de Juda », une portée cosmique. Certes l’humanité tout entière est concernée, comme elle est concernée par la geste du peuple juif, mais aussi l’ensemble de la création, puisque « la création tout entière gémit dans les douleurs de l’enfantement » ; « elle aussi doit être affranchie de l’esclavage de la corruption pour connaître la glorieuse liberté des enfants de Dieu » (Romains 8, 22 et 21).
C’est pourquoi le thème des ténèbres et de la lumière revient si souvent dans nos textes, en particulier le prologue de Jean. Cela nous renvoie, bien sûr, au “récit” de la création, en Genèse 1 : tout commence par la séparation de la lumière et des ténèbres. Ce n’est pas tout : on ne peut séparer la nativité, émergence du Christ du terreau ténébreux des générations humaines, de sa résurrection, surgissement de la nuit du tombeau, venue au monde de l’Homme Nouveau. On sait que le Nouveau Testament utilise le Psaume 2 à propos de la résurrection : « Tu es mon Fils, moi-même aujourd’hui je t’ai engendré » (Actes 13,33 ; Hébreux 5,5).
Un enfant…
Pourquoi Matthieu et Luc tiennent-ils à nous présenter Jésus nouveau-né, alors que Marc et Jean ouvrent leur récit par la prédication du Baptiste et par la « vie publique » ? Ils veulent sans doute nous faire comprendre que tout commence de façon imperceptible. Au solstice, la lumière ne rebondit que d’un saut de puce ! De même la foi, pour chacun d’entre nous et pour l’humanité prise dans son ensemble. Sans cesse le Christ est en nous à l’état naissant et en promesse de croissance. En perpétuelle « surrection » et résurrection. Cela va à l’encontre de notre avidité qui veut tout et tout de suite. Si nous sommes croyants, nous voici donc habités par un désir, tournés vers l’avenir : notre naissance au Christ, à la foi, est devant nous.
Un enfant est porteur d’une histoire passée, certes, mais aussi d’une histoire non encore écrite, et toutes nos prévisions ont quelque chose d’arbitraire. Nous en sommes tous là, dans l’ignorance du fin mot de l’histoire. Voilà qui nous appelle à nous ouvrir à la confiance, à l’espérance. Marie est pour nous la figure de cette ouverture à ce qui vient : « Qu’il me soit fait comme tu as dit » ou « selon ta parole ». La naissance de Jésus n’est pour elle qu’un commencement. Si nous célébrons chaque année cette nativité, c’est bien parce qu’elle est permanente. Aujourd’hui, chaque jour, laissons naître le Christ en nous. Toujours nouveau-né, toujours nouveau.
Dieu-avec-nous
Dans d’autres religions, Dieu est vu comme surplombant l’humanité, étranger à nos souffrances et à nos problèmes. Être suprême, super-roi siégeant sur son trône au-delà des cieux. Certaines images bibliques semblent aller dans ce sens et nous n’avons pas toujours su éviter ces méprises. D’ailleurs la Bible elle-même progresse vers sa vérité et c’est la fin du Livre, Jésus Christ, qui en livre le sens. Ce sens ultime nous est encore voilé, puisque l’Esprit nous introduira à la vérité tout entière, puisque nous ne voyons encore que « par énigme » et que le Christ n’a pas encore révélé son visage de gloire. Mais nous savons déjà que Dieu est Dieu avec nous. Jean va plus loin : outre le prologue que nous lisons à la messe du jour, il y a tout le discours après la Cène : nous sommes en Dieu et Dieu est en nous.
Il y a de l’humanité en Dieu, dont nous sommes l’image, et le Christ est cette humanité divine entrant dans notre histoire. Aucun de nous ne peut se croire seul car nous n’existons que par cette présence qui nous fait être et nous conduit, moyennant notre accueil, vers notre ultime vérité. Le Christ grandit en nous, par nous et avec nous. Sans toutefois se confondre avec nous : nous sommes avec lui dans une relation de type nuptial, deux en une seule chair. Cet enfant dans sa crèche n’est pas un étranger. En lui est notre vie et cette vie est la lumière des hommes (prologue).