Clément Salviani dénonce l’objectif fixé par Elon Musk derrière la création de Grokipedia en octobre dernier : « Élaguer sèchement ce qui contrevient à la vision du monde du magnat de la voiture électrique. »  

Clément Salviani
Professeur agrégé d’histoire, docteur en archéologie romaine (Université Paris I Panthéon Sorbonne)
Publié le 11 novembre 2025
https://www.la-croix.com

Elon Musk a annoncé, le 28 octobre, le lancement de Grokipedia, un site présenté comme le concurrent de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Pour Clément Salviani, contributeur Wikipédia depuis plus de quinze ans, ce « parasite numérique » pourrait sérieusement menacer notre écosystème informationnel.

À la naissance de Wikipédia, l’idée d’une somme encyclopédique collaborative, libre, gratuite et autorégulée était novatrice. Ce projet bouleversa le circuit traditionnel de production des encyclopédies savantes, sans pour autant se substituer au circuit de production des nouvelles connaissances. Pour cette raison, Wikipédia a soulevé d’abondantes critiques, du fait de son horizontalité et de son modèle libre issu de la culture Internet décentralisée des origines.

Ce qui échappe aux anti-Wikipédia, c’est le fait que cette drôle d’encyclopédie est née sur l’idée d’imperfection temporaire : tout y est entendu comme étant constamment améliorable, indéfiniment perfectible, grâce à l’utilisation de littérature scientifique et de la presse à disposition du public. On espérait ainsi qu’une masse critique suffisante de « wikipédiens » et leur renouvellement régulier permettraient de couvrir tous les domaines du savoir en rassemblant des curieux, munis de bons livres et de temps libre. Wikipédia est ainsi née pour être perfectionnée tant qu’il subsistera des contributeurs pour se donner la peine de le faire.

Le pari Wikipédia a été une réussite folle : elle est devenue, en vingt ans, une porte d’accès quasi universelle aux savoirs, dans tous les domaines possibles, à laquelle nous toquons presque tous pour obtenir les rudiments d’un sujet ; cette somme s’adresse à tous et traite de tout. Il s’agit d’un projet pétri d’une éthique libérale (au sens politique du terme) et égalitariste, faisant de la gratuité du savoir un objectif commun, déconnecté de l’intérêt lucratif. Ceux qui participent à Wikipédia adhèrent en général à ces valeurs inscrites sur le socle de nos cultures politiques contemporaines.

Un édifice qui inquiète

Cet édifice inquiète en revanche toujours ceux qui souhaitent contrôler les narratifs qui s’énoncent à leur sujet. Qui sont-ils, ces acteurs froissés de la conversation publique, dont la réputation peut se retrouver affaiblie face à l’aspect cumulatif et enregistreur d’un tel projet encyclopédique ? Une somme de communicants désireux que ce qui s’énonce à leur sujet ne déborde jamais des lignes fixées par eux.

Or, Wikipédia n’ignore pas l’actualité du monde en mouvement et a pour vocation, aussi, de relater les casseroles, de mettre les « forts » face à leurs turpitudes. Hommes et femmes politiques, entrepreneurs, milliardaires, se livrent sur Wikipédia à une lutte constante pour tenter de caviarder et de lisser ce qui y constitue selon eux une atteinte à leur image, quand bien même ce qui s’y trouverait serait bel et bien vrai.

C’est dans cette logique de crispation narrative que Grokipedia a vu le jour. Cette pseudo-encyclopédie est l’émanation du très droitier et libertarien contrarié Elon Musk. Grokipedia constitue, sur pièce, une grossière entreprise de parasitage et de négation du travail intellectuel de toute une génération d’internautes engagés pour le progrès collectif et la mise en commun des savoirs. Pourquoi ?

Détourner les lecteurs de Wikipédia

Avec 200 fois moins d’entrées, Grokipedia est la progéniture d’un « grand modèle de langage » ( « Grok ») piloté par Elon Musk selon un principe simple : cloner Wikipédia, en piller le contenu, et faire opérer par Grok (qui obéit déjà docilement à son maître sur X) un remodelage du contenu afin de le rendre idéologiquement compatible avec les thèses de la droite néoconservatrice américaine.

Objectif avoué : élaguer sèchement ce qui contrevient à la vision du monde du magnat de la voiture électrique et de l’aérospatial privé. Les cibles choisies : le changement climatique, le mouvement Black Lives Matter, l’apartheid sud-africain, les mouvements sociaux. Les sujets copieusement ripolinés et purgés sont légion.

La méthode est payante dans un monde d’algorithmes. Elle vise, par le jeu du référencement, à détourner le flux de lecteurs allant vers Wikipédia vers un projet qui, lui, ne repose ni sur le travail collectif bénévole – personne ne peut le modifier –, ni sur l’élaboration progressive, mais bien sûr le modelage ad hoc d’un narratif idéologiquement conçu pour ne jamais contredire son propriétaire et pour ne jamais affaiblir l’énoncé politique du clan Trump, en voie de radicalisation autoritaire, dont Musk est un allié, certes désormais plus distant, mais toujours fidèle.

La menaçante galaxie informationnelle muskienne

Dans un écosystème informationnel et numérique ébranlé ces dernières années par le raz-de-marée de contenus générés par l’IA, le reflet difforme et caviardé de Wikipédia, épaulé par la puissance de feu quasi étatique de la galaxie Musk, s’avère être une des plus vastes opérations de contre-feu narratif et de parasitage de signal, qui alimente déjà les résultats des requêtes d’internautes curieux du monde. Les démocraties délibératives seront les premières victimes d’une compétition numérique permettant au vainqueur d’atteindre en premier un individu avec une information et son habillage narratif pour en modeler son opinion.

L’éthique de la connaissance n’en a jamais été autant menacée, surtout depuis que la libre circulation des idées et des savoirs se trouve au cœur de l’identité des sociétés occidentales, et en a accompagné la sécularisation et la démocratisation progressive. L’âge du faux obscurantiste et viral est arrivé et Grokipedia en est le vecteur parasitaire. Ses ennemis désignés sont l’émancipation, la lutte contre le changement climatique, l’éducation partagée et l’intelligence collective.

Il convient plus que jamais de considérer l’ensemble de la galaxie informationnelle muskienne comme agents de désorganisation des sociétés démocratiques. S’en prémunir et en contenir le pouvoir de nuisance seront la seule voie pour que le Vieux Continent échappe à la trumpisation du monde et à son cortège de violences annoncées ; pour s’en prémunir il faut traiter les plateformes muskiennes comme ont été traités Russia Today ou Sputnik en 2022 : la digue sanitaire et la sensibilisation des citoyens aux enjeux de l’information numérique s’imposent. Nous devons réagir collectivement et défendre les conditions permettant aux modèles libres et collaboratifs comme Wikipédia d’attirer de nouveaux contributeurs, avides de partage et de progrès commun.