La dernière Cène fut-elle un repas pascal? On en discute. En effet, Jean situe la mort du Christ le jour de la « Préparation », et à l’heure où les agneaux destinés à la Pâque, célébrée le lendemain, étaient immolés dans le Temple. Les synoptiques, eux, font de la dernière Cène au repas pascal (voir Luc 22). Peu importe : Jean veut signifier que Jésus est le véritable agneau pascal, dont le sang marquera le peuple nouveau. Chez les synoptiques, là où devrait se trouver l’agneau au cours du repas pascal, nous trouvons Jésus livrant sa chair et son sang. Deux manières de nous dire la même chose : Nouvelle Pâque, Nouvel Agneau ; la réalité dernière vient accomplir les figures anciennes.

Les nourritures de l’homme

On sait que manger-ne pas manger est un thème constant dans l’Écriture. C’est la question de la vie et de la mort. Or, la recherche de la nourriture est un lieu de violence, ne serait-ce que parce qu’on se dispute les « biens de consommation ». Prenons maintenant la séquence Genèse 1-6-7-8-9, qui forme un tout. Nous y voyons le péché de l’homme décrit comme violence (6,5-13).

Quand on lit cette séquence il faut mettre entre parenthèses l’autre description du péché (l’arbre de Genèse 3). Voici que Dieu prend son parti de la violence de l’homme (8,20) et « concède » l’immolation des animaux et leur utilisation comme nourriture : 9,3 ajoute cela à 1,29 où, dans le dessein de Dieu, l’on ne tuait pas pour manger. Or Jésus remplace bien l’agneau immolé par sa chair et son sang mais sous forme, si l’on peut dire, du pain et du vin : nous voici revenus aux nourritures pacifiques de Genèse 1, celles qui n’impliquent pas de mise à mort. Jésus va être mis à mort, mais cette violence, qui résume toutes les autres et les pousse à leur limite puisque c’est le juste qui est tué, va démasquer le caractère pervers de toute violence. La mise à mort du Christ devrait donc être la dernière de l’histoire et l’homme devrait « revenir aux nourritures pacifiques », renonçant à tuer pour vivre. Évangile de la paix. L’Eucharistie signifie aussi ce passage ; la dernière violence qui met fin à la violence.

Le lavement des pieds

On sait que là où nous devrions trouver le récit du don de la chair et du sang, Jean nous raconte le lavement des pieds. C’est dire que les deux scènes ont la même signification : Dieu au service de l’homme pour sa vie. Cela nous empêche de nous enfermer dans le rite eucharistique : Refaire ce que Jésus a fait ce n’est pas seulement prendre du pain et du vin et répéter ses paroles, c’est donner notre vie en nourriture comme il a donné la sienne Jean 13,14 et 1 Jean 3,16). Faire mémoire du Christ, c’est aimer. Mais pourquoi les pieds ? Le geste de Jésus était moins bizarre pour ses contemporains que pour nous : laver les pieds était geste d’hospitalité et prélude au repas. Cependant je vois là une autre signification : les pieds portent l’homme vers l’objet de son désir. L’homme court, sur ses pieds, vers ce qu’il convoite. Aussi « ils sont beaux, les pieds de celui qui court pour annoncer la bonne nouvelle de la paix » (Isaïe 52, 7, cité par Romains 10,15). Pour que les pieds, image du désir, courent uniquement pour cela, il faut qu’ils soient purifiés. Traduisez, il faut que notre adhésion à la Pâque du Christ transforme notre volonté de violence en volonté de paix et que, là où le péché a abondé (la mise à mort de l’amour), la grâce surabonde. Car les pieds de l’homme sont agiles pour aller verser le sang (Romains 3,15 citant plus haut le psaume 14 dans la version grecque). Voir aussi Job 31,5; Proverbes 6,18 … ). Jésus nous guérit de cette perversion du désir en donnant lui-même son sang, avant même qu’on ne le lui prenne. Tout le monde va s’agiter, tous les pieds vont courir mais ils ne feront qu’accomplir les Écritures et mettre en évidence le don de Dieu.

Mystère inépuisable

Jésus qui aime les hommes « jusqu’au bout », jusqu’à épouser leur ultime détresse et prendre le visage de leur péché, voilà un mystère que nous n’avons jamais fini d’explorer. On peut aussi insister sur l’aspect cosmique, le pain et le vin résumant tout le travail de la nature, tout le travail de l’homme, toute son histoire faite de conflits pour obtenir le pain et les terres fertiles. Toute l’histoire faite aussi de partage, de communion autour d’une même table. On peut aussi soupeser l’aveu implicite que suppose accepter de prendre ce corps que nous avons déchiré et ce sang que nous avons répandu. Ne détournant pas les yeux de celui que nous avons transpercé et acceptant de recevoir comme un don ce que nous avions voulu prendre, nous sommes réconciliés dans une communion au-delà de toute violence. Balbutiements que tout cela: il faut passer nous-mêmes par l’itinéraire de la Pâque pour saisir quelque chose du prodigieux mystère de l’amour.

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Saint Jean débute son récit sur la manière dont Jésus lava les pieds de ses disciples avec un langage particulièrement solennel, presque liturgique. “Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’à la fin” (Jn 13, 1). L'”heure” de Jésus est arrivée, vers laquelle toute son œuvre était dirigée depuis le début. Jean décrit ce qui constitue le contenu de cette heure, avec deux mots:  passage (metabainein, metabasis) et agape – amour. Ces deux mots s’expliquent l’un l’autre; tous deux décrivent la Pâque de Jésus:  la croix et la résurrection, la crucifixion entendue comme élévation, comme “passage” vers la gloire de Dieu, comme “passage” du monde vers le Père. Ce n’est pas comme si Jésus, après une brève visite dans le monde, repartait désormais et retournait au Père. Ce passage est une transformation. Il emporte avec lui sa chair et l’homme qu’il est. Sur la Croix, dans le don de soi-même, il se fond et se transforme en un nouveau mode d’être, dans lequel il est maintenant toujours avec le Père et en même temps avec les hommes. Il transforme la Croix, l’acte de la mise à mort, en un acte de don, d’amour jusqu’au bout. Avec cette expression “jusqu’à la fin” Jean renvoie par anticipation à la dernière parole du Christ sur la Croix:  tout est porté   à son terme, “c’est achevé” (Jn 19, 30). Par son amour la Croix devient metabasis transformation de l’être homme en être participant à la gloire de Dieu. Par cette transformation il nous implique tous, en nous entraînant dans la force transformatrice de son amour au point que, dans notre être avec Lui, notre vie devient “passage”, transformation. Nous recevons ainsi la rédemption – nous prenons part à l’amour éternel, une condition à laquelle nous tendons tout au long de notre existence.

Ce processus essentiel de l’heure de Jésus est représenté par le lavement des pieds dans une sorte d’acte symbolique prophétique. En celui-ci, Jésus met en évidence à travers un geste concret ce que justement le grand hymne christologique de l’Epître aux Philippiens décrit comme le contenu du mystère du Christ. Jésus dépose les vêtements de sa gloire, endosse l'”étoffe” de l’humanité et se fait esclave. Il lave les pieds sales des disciples et les rend ainsi capables de partager le banquet divin auquel Il les invite. Aux purifications cultuelles et externes, qui purifient l’homme rituellement, tout en le laissant inchangé, succède le bain nouveau:  Il nous rend purs par sa parole et son amour, par le don de soi. “Déjà vous êtes purs grâce à la parole que je vous ai fait entendre”, dira-t-il aux disciples dans son discours sur la vigne (Jn 15, 3). Toujours et encore, Il nous lave par sa parole. Oui, si nous accueillons les paroles de Jésus dans une attitude de méditation, de prière et de foi, elles développent en nous la force purificatrice. Jour après jour, nous sommes comme recouverts de salissures diverses, de paroles vides, de préjugés, d’une sagesse réduite et altérée; une multitude de fausses vérités ou de mensonges s’infiltrent sans cesse dans notre être intérieur. Tout cela blesse et contamine notre âme, tout cela menace de nous rendre incapables de voir la vérité et le bien. Si nous accueillons les paroles de Jésus avec un cœur attentif, elles se révèlent de véritables bains, des purifications de l’âme, de l’homme intérieur. C’est à cela que nous invite l’Evangile du lavement des pieds:  toujours nous laisser laver par cette eau pure, nous laisser nous rendre capables de la communion conviviale avec Dieu et nos frères. Cependant, il n’y a pas que de l’eau qui s’écoule du flanc de Jésus après le coup de lance du soldat, mais aussi du sang (Jn 19, 34; cf. 1 Jn 5, 6.8). Jésus n’a pas seulement parlé, il ne nous a pas laissé que des mots. Il s’est offert. Il nous lave par la puissance sacrée de son sang autrement dit par le don de soi “jusqu’à la fin”, jusqu’à la Croix. Sa parole est plus qu’une simple déclaration; elle est la chair et le sang pour “la vie du monde” (Jn 6, 51). Dans les Saints Sacrements, le Seigneur s’agenouille toujours à nouveau à nos pieds et nous purifie. Prions-le afin que par le bain sacré  de  son  amour  nous  soyons toujours plus profondément pénétrés et ainsi véritablement purifiés!

Si nous écoutons attentivement l’Evangile, nous relevons deux aspects différents dans l’événement du lavement des pieds. En lavant les pieds de ses disciples, Jésus accomplit avant tout un acte simple – le don de la pureté, de la “capacité pour Dieu” qui leur est offert. Mais ce don devient ensuite un modèle, le devoir de refaire ce geste les uns pour les autres. Les Pères ont qualifié ce double aspect du lavement des pieds de Sacramentum et exemplumSacramentum ne signifie pas dans ce contexte l’un des sept sacrements mais le mystère du Christ dans son ensemble, de l’incarnation jusqu’à la croix et la résurrection:  cet ensemble devient la force qui soigne et sanctifie, la force de transformation pour les hommes, il devient notre metabasis, notre transformation en une nouvelle forme d’être, dans notre ouverture à Dieu et dans notre communion avec Lui. Mais cet être nouveau qu’il nous donne simplement, sans que nous le méritions, doit ensuite se transformer en nous dans la dynamique d’une vie nouvelle. L’ensemble du don et de l’exemple que nous trouvons dans le texte du lavement des pieds est caractéristique de la nature du christianisme en général. Le christianisme n’est pas une sorte de moralisme, un simple système éthique. Ni notre action ni notre capacité morale n’en sont à l’origine. Le christianisme est avant tout un don:  Dieu se donne à nous – il ne donne pas quelque chose, mais Il se donne lui-même. Et cela n’arrive pas seulement au début, au moment de notre conversion. Il reste en permanence celui qui donne. Il nous offre en permanence ses dons. Il nous précède en permanence. De ce fait l’acte central de l’être chrétien est l’Eucharistie:  la gratitude d’avoir été gratifié, la joie pour la vie nouvelle qu’Il nous donne.

Toutefois nous ne restons pas des destinataires passifs de la bonté divine. Dieu nous gratifie comme partenaires personnels et vivants. L’amour donné est la dynamique de l'”amour partagé”; il veut être en nous une vie nouvelle à partir de Dieu. Ainsi, nous comprenons la parole, que Jésus dit à ses disciples et à nous tous, au terme du récit du lavement des pieds:  “Je vous donne un commandement nouveau:  vous aimer les uns les autres; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres” (Jn 13, 34). Le “commandement nouveau” ne consiste pas en une nouvelle et difficile norme qui n’existait pas jusqu’alors. La nouveauté, c’est le don qui nous introduit dans l’esprit du Christ. Si nous considérons cela, nous percevons alors combien nos vies sont souvent éloignées de cette nouveauté du Nouveau Testament; combien on ne donne que trop peu en exemple à l’humanité notre amour en communion avec son amour. Nous restons donc débiteurs à son égard de la preuve de crédibilité de la vérité chrétienne qui se démontre dans l’amour. C’est précisément pour cela que nous devons toujours prier davantage le Seigneur afin qu’il nous rende, par sa purification, mûrs pour le nouveau commandement.

Dans l’Evangile du lavement des pieds la conversation entre Jésus et Pierre nous offre encore un autre détail de la pratique de la vie chrétienne, auquel nous voulons enfin accorder notre attention. Dans un premier temps, Pierre ne voulait pas se laisser laver les pieds par le Seigneur:  ce renversement de situation, autrement dit que le maître – Jésus – lave les pieds, que le maître s’abaisse au travail de l’esclave, s’opposait totalement au respect révérencieux de Pierre envers Jésus, avec sa conception du rapport entre le maître et le disciple. “Non, tu ne me laveras pas les pieds, jamais!” dit-il à Jésus avec toute la passion dont il était capable (Jn 13, 8). Sa conception du Messie comportait une image de majesté, de grandeur divine. Il devait apprendre toujours à nouveau que la grandeur de Dieu est différente de notre idée de grandeur; qu’elle consiste précisément en une descente, dans l’humilité du service, dans l’amour radical jusqu’au dénuement total. Nous aussi nous devons l’apprendre encore et toujours parce que systématiquement nous désirons un Dieu de succès et non de passion, parce que nous ne sommes pas en mesure de nous rendre compte que le pasteur est venu comme un Agneau qui se donne pour nous conduire vers le juste pâturage.

Lorsque le Seigneur dit à Pierre que, sans le lavement des pieds, il n’aurait plus pu le suivre, Pierre demanda spontanément que lui furent aussi lavées la tête et les mains. Suit alors la parole mystérieuse de Jésus:  “Qui s’est baigné, n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds” (Jn 13, 10). Jésus fait allusion au bain que ses disciples, selon les prescriptions  rituelles  avaient  déjà  pris; et pour participer au repas il suffisait seulement de se laver les pieds. Il faut voir naturellement ici une signification plus profonde. A quoi fait-on allusion? Nous ne le savons pas avec certitude. Dans tous les cas, n’oublions pas que le lavement des pieds, selon le sens de tout le chapitre, n’indique pas un simple sacrement spécifique, mais le sacramentum Christi dans son ensemble – son service de salut, sa descente jusqu’à la croix, son amour jusqu’à la fin qui nous purifie et nous rend capables de Dieu. Par la distinction introduite ici entre le bain et le lavement des pieds, on perçoit toutefois une allusion à la vie dans la communauté des disciples, à la vie de l’Eglise. Il apparaît clairement que le bain qui nous purifie définitivement et qui ne doit pas être répété est le Baptême – l’immersion dans la mort et la résurrection du Christ, un évènement qui change notre vie profondément en nous donnant comme une nouvelle identité qui demeure, si nous ne la jetons pas comme le fit Judas. Cependant même avec cette nouvelle identité permanente donnée par le Baptême, nous avons besoin du “lavement des pieds” pour la communion conviviale avec Jésus. De quoi s’agit-il? Il me semble que la première lettre de saint Jean nous donne la clef de lecture. On y lit:  “Si nous disons:  “Nous n’avons pas de péché”, nous nous abusons, la vérité n’est pas en nous. Si nous reconnaissons, si nous confessons nos péchés, lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité” (1, 8sq.). Nous avons besoin de ce “lavement des pieds”, de ce lavement des péchés quotidiens et pour cela nous avons besoin de la confession des péchés dont parle saint Jean dans cette Lettre. Nous devons reconnaître que dans notre nouvelle identité de baptisés nous péchons également. Nous avons besoin de la confession sous la forme du Sacrement de la réconciliation. Par celui-ci le Seigneur lave toujours à nouveau nos pieds sales afin que nous puissions nous asseoir à table avec Lui.

La parole revêt ainsi une nouvelle signification par laquelle le Seigneur élargit le sacramentum en en faisant l’exemplum, un don, un service envers nos frères:  “Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres” (Jn 13, 14). Nous devons nous laver les pieds les uns les autres dans le service quotidien et réciproque de l’amour. Nous devons nous laver les pieds dans le sens où nous devons aussi nous pardonner les uns les autres. La dette que le Seigneur nous a remise est toujours infiniment plus grande que toutes les dettes que les autres peuvent avoir envers nous (cf. Mt 18, 21-35). C’est à cela que nous exhorte le Jeudi Saint:  ne pas laisser la rancœur envers l’autre empoisonner notre âme. Il nous exhorte à purifier continuellement notre mémoire, en nous pardonnant réciproquement du fond du cœur, en nous lavant les pieds les uns les autres, afin de pouvoir nous rendre ensemble au banquet du Seigneur.

Le Jeudi Saint est un jour de gratitude et de joie pour le grand don de l’amour jusqu’à la fin que nous a fait le Seigneur. En cette heure prions le Seigneur afin que cette joie et cette gratitude deviennent en nous la force d’aimer ensemble avec son amour. Amen

Jeudi Saint 2008

Il semblerait être naturel qu’un prophète – et le plus grand des prophètes – nous donne comme testament d’aimer Dieu. Un prophète est naturellement quelqu’un qui parle de Dieu, qui parle au nom de Dieu et notre Seigneur n’est pas seulement un prophète, le plus grand des prophètes, il est le Verbe, il est la Parole même, la Parole éternelle de Dieu et qui est Dieu.

Et cependant, la dernière consigne de notre Seigneur, ce n’est pas d’aimer Dieu, c’est d’aimer l’homme. Ceci est tellement extraordinaire, tellement surprenant que cela tient du miracle : il ne s’agit pas d’aimer Dieu dans l’abstrait, un Dieu qui finalement prend notre visage, un Dieu qui a toutes nos limites, un Dieu qui est l’expression de nos options passionnelles. Il s’agit d’aimer l’homme, tout homme, chose difficile où il est impossible de tricher, justement parce que l’homme est plein de limites et que, il n’est pas naturellement aimable.

Sans doute quelques hommes suscitent spontanément notre sympathie. Mais combien d’autres nous repoussent ! Et cependant, ce sont eux qu’il faut aimer. Il faut aimer comme Jésus les a aimés et les aime et les aimera éternellement.

Comment cela est-il possible ? Nous ne pouvons entendre cette parole qu’en y voyant une révélation du Christ lui-même. Car où est-il, ce Christ ? Comment l’atteindre ? Où est-il, ce Dieu vivant, ce Dieu incarné, ce Dieu qui est un événement continuel de l’histoire humaine ? Où est-il, sinon justement dans l’homme ?

L’Incarnation, qui est la communication, faite à l’humanité de notre Seigneur, de la subsistance du Verbe, c’est-à-dire de la personnalité même du Fils éternel de Dieu et de son infini dépouillement, l’incarnation n’est pas réservée à cette humanité de Jésus. Elle est faite pour être communiquée. Elle doit atteindre tous les hommes. Ce sont tous les hommes qui doivent, en Jésus, accéder à la vie divine et, en parvenant à la vie divine, ce sont tous les hommes qui ont à devenir un, à devenir un seul corps, une seule vie, une seule personne car, comme dit saint Paul aux Galates : «  Désormais, il n’y a plus ni juif, ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni libre citoyen : vous êtes tous un, une seule personne en Jésus-Christ. » ( Gal.3, 28 et Col. 3, 11 )

Les hommes ne peuvent être hommes qu’à ce prix, car être homme authentiquement, c’est justement n’avoir plus de frontières, c’est être ouvert d’une manière illimitée, c’est être capable d’accueillir toute l’humanité, toute la création, tout l’univers dans un cœur qui ne connaît pas de frontières.

Les hommes ne peuvent se joindre, les hommes ne peuvent se trouver, même les plus proches, ceux … ?.. les hommes ne peuvent s’atteindre – un époux, sa femme ; une femme, son mari ; les enfants, leurs parents ; les parents, leurs enfants ; les amis, leurs amis – personne ne peut atteindre l’autre à fond, le joindre dans sa racine, dans ce qu’il a de plus secret et de plus personnel, qu’à travers Dieu. Car c’est Dieu notre racine commune. C’est en Dieu que notre vie a son origine et son berceau. C’est du cœur de Dieu qu’elle jaillit à chaque instant. C’est en Dieu que nous atteignons notre véritable identité et c’est par-là que nous pouvons nous rencontrer, réellement, les uns les autres, nous aimer en échangeant Dieu, nous aimer en respirant sa Présence, nous aimer en nous communiquant les uns aux autres ce bien infini qui est le Dieu vivant.

Et c’est pourquoi la dernière consigne de notre Seigneur, c’est justement de «  nous aimer les uns les autres comme il nous aime. » ( Jn. 13, 34 ; 15, 12. ) C’est pourquoi il peut conclure de la façon la plus décisive : « Et c’est à cela que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples : si vous vous aimez les uns les autres. » ( Jn. 13, 35 )

Etre disciples de Jésus, c’est donc cela : c’est admettre, c’est expérimenter que le Règne de Dieu est au-dedans de nous, que Dieu est justement, la suprême intériorité, car ce qui di.. ce qui nous distingue de Dieu, c’est justement que nous, nous sommes d’abord dehors. Comme dit Augustin : ” Tu étais dedans “. Il le dit à Dieu : ” Tu étais dedans. C’est moi qui étais dehors.” C’est moi qui étais étranger à moi-même, c’est moi qui n’arrivais jamais à joindre mon âme, c’est moi qui étais extérieur à ma propre intimité ; et c’est en toi qui étais dedans, que je suis devenu moi-même.

La dernière consigne de notre Seigneur en nous révélant nous-même à nous-mêmes, en nous donnant la possibilité de nous joindre les uns les autres, nous révèle tout d’un coup qui est Jésus, qui est Dieu comme la respiration de notre coeur, comme l’espace infini où notre liberté s’accomplit, comme ce trésor infini qui peut seul donner à la vie humaine un sens, qui peut seul donner à l’aventure humaine une dimension digne de nous.

Jésus, donc, nous donne rendez-vous dans l’humanité. Jésus nous attend au coeur de l’histoire humaine et cette consigne qu’il nous donne, il va l’illustrer de deux manières infiniment émouvantes et la première, c’est cette leçon de choses qu’il donne à ses disciples au Lavement des pieds.

Comment prouver mieux que le Royaume de Dieu est intérieur à nous-même, que le Royaume de Dieu, c’est nous quand nous l’accueillons, c’est nous quand nous nous, quand nous nous vidons de nous-mêmes pour le recevoir, c’est nous quand nous devenons transparents à sa présence et à sa lumière ? Comment le prouver mieux qu’en s’agenouillant lui-même devant ses disciples et en leur lavant les pieds, en faisant à leur égard le geste de l’esclave, ce geste scandaleux, en apparence, ce geste miraculeux, ce geste qui opère la transmutation de toutes les valeurs, ce geste que Pierre d’abord décline : ” Mais comment, mais ce n’est pas possible, Seigneur, ce n’est pas possible que tu me laves les pieds ! “

En effet, pour admettre ce geste, il faut renoncer à voir Dieu comme une grandeur extérieure. Pour admettre ce geste, il faut comprendre que la suprême grandeur de Dieu, c’est son humilité, c’est sa charité, c’est son dépouillement dans le mystère de la Trinité divine, c’est son amour illimité. Celui qui aime le plus, c’est celui-là le plus grand. Celui qui peut se donner à l’infini, c’est celui, celui-là qui est Dieu.

Jésus, à genoux, renverse toutes nos grandeurs pyramidales, toutes nos grandeurs de chair et d’orgueil et il nous conduit doucement, tendrement, il nous conduit par cette leçon de choses à l’apprentissage de la vraie grandeur. Il donne au plus petit la possibilité de devenir quelqu’un. Il introduit chacun dans cette aventure infinie qui a Dieu pour centre, pour origine et pour terme. Il supprime entre les hommes ces compétitions mortelles qui aboutissent à la haine et à la guerre parce que, il offre une grandeur qui est possible à tous, une grandeur qui peut être réalisée par chacun au plus intime de son coeur.

Davantage, elle ne peut pas l’être autrement. C’est une grandeur qui nous transforme jusqu’à la racine. C’est une grandeur que l’on devient. C’est une grandeur qui coïncide avec la vie. C’est une grandeur qui rayonne à travers notre présence,   .. ?.. que, il y ait compétition, qu’il y ait concurrence, plus chacun devient grand, plus les autres grandissent en même temps car, comme le disait Elisabeth Leseur si magnifiquement : ” Toute âme qui s’élève élève le monde. “

Ce geste du Lavement des pieds qui a été commémoré dans la liturgie d’aujourd’hui, ce geste du lavement des pieds, il nous introduit de la manière la plus profonde au mystère de la Croix. Il nous donne de la comprendre ou à deviner, tout au moins, que la carrière de Jésus puisse se terminer par un échec, que cet échec soit aussi la plus haute révélation de Dieu, parce que ce qui importe à Dieu, c’est justement qu’il apparaisse toujours comme l’amour infini, c’est qu’il persévère dans son amour, même si nous le trahissons, même si nous le renions, même si nous l’abandonnons, même si nous n’opposons que notre indifférence à ses avances.

Son triomphe, c’est d’aimer toujours, d’aimer jusqu’à la mort de la Croix. Nous qui avons tant besoin de grandeur, nous qui, dans ce siècle doté d’une telle puissance sur la matière, nous qui nous demandons comment nous pouvons inscrire notre nom dans l’histoire, ce que signifie notre vie, qui paraît si vaine et si mesquine, nous apprenons ce soir justement que chacun de nous est appelé à une grandeur proprement divine, que la grandeur de Dieu n’est pas autre que celle-ci qui s’exprime dans l’agenouillement du Lavement des pieds.

On imagine Nietzsche. S’il avait compris, si au lieu de s’épuiser à poursuivre une grandeur où, il s’est tendu, où vers laquelle il s’est tendu jusqu’à la folie, s’il avait pu comprendre que justement la grandeur, c’est cela : devenir un espace illimité pour accueillir un amour infini qui se répand sur toute l’humanité et sur tout l’univers.

Après cette consigne, Jésus perpétuera le suprême commandement dans l’Eucharistie. Après la leçon de choses qui est le Lavement des pieds, il y aura cet appel éternel à l’accomplissement de l’amour dans le sacrement de l’autel.

Nous allons essayer de pénétrer ce mystère adorable. Mais, nous voulons d’abord nous reposer un instant en faisant une pose, nous reposer un instant dans la contemplation du lavement des pieds en demandant au Seigneur de nous donner soif de cette grandeur authentique, de nous unir tous à nos frères humains, par cette ultime racine qui est lui-même, afin que notre charité ne soit pas simplement une consigne sur le papier, mais qu’elle devienne l’expression authentique et spontanée de notre vie dans cette reconnaissance du Royaume de Dieu intérieur à chacun.

Car là, justement, est le geste qui permet à l’homme de reconnaître l’homme : cette lumière adorable qui nous fait percevoir en toute conscience humaine le sanctuaire de Jésus-Christ qui nous attend et qui nous rassemble ce soir dans son amour.

A Beyrouth, en Notre-Dame des Anges, le jeudi Saint 30 mars 1972.

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