Cette donnée fondamentale
Jésus christ a inscrit dans notre histoire la Trinité divine
Maurice Zundel
« Parmi tous les travaux sur les origines chrétiennes, parmi toutes les tentatives pleines d’érudition qui ne cessent de se faire jour pour cerner le phénomène chrétien, pour saisir l’initiative de Jésus, il est extrêmement rare que l’on fasse allusion à cette donnée fondamentale qui distingue l’œuvre du Christ de toutes les autres, c’est que justement Jésus a inscrit dans notre histoire la Trinité divine. Il a vécu la Trinité divine, la Trinité divine a été son expérience fondamentale, et son témoignage consiste essentiellement à La révéler, c’est-à-dire à montrer en Dieu, un être qui n’est pas solitaire.
Dieu n’est pas cet être solitaire qui ne pourrait que se repaître de lui-même, qui se glorifierait éternellement dans sa solitude, de ce qu’il est, qui serait un narcisse à l’échelle infinie, et nous demanderait par surcroît de le glorifier, de le louer, et de ne cesser de célébrer sa grandeur.
Il est évident que c’est ce dieu solitaire, qui réside bien plus dans un conceptque dans une expérience, c’est ce dieu solitaire qui prête flanc à toutes les objections : pourquoi lui plutôt que moi? Pourquoi ne suis-je pas dieu ? Pourquoi m’inflige-t-il sa présence ? Pourquoi m’oblige-t-il à reconnaître son excellence ? Pourquoi m’a-t-il doué d’une intelligence uniquement pour je n’en connaisse les limites ? Pourquoi m’a-t-il donné une volonté uniquement pour que j’en sache qu’elle dépend de lui et qu’elle doit se soumettre à lui ? Il a créé en moi une sorte de centre autonome qui est condamné finalement à la servitude. Ma liberté ne signifie rien puisque, finalement, elle est soumise à ses décrets, et qu’il aura nécessairement le dernier mot, et que l’histoire est déjà terminée puisqu’il en connaît l’issue, davantage, puisque lui-même en a fixé le terme ?
Et c’est là l’objection la plus profonde, la plus émouvante, la plus légitime si l’on peut dire, contre Dieu conçu précisément comme cette puissance extra terrestre qui domine tout, qui assujettit tout et qui triomphe de tout, c’est là l’objection fondamentale, c’est que elle écrase notre autonomie, c’est que elle est la première à violer notre inviolabilité.
On sent cette conception chez Nietzsche, ce témoin, ce regard qui pénètre tout avec une totale indiscrétion, et qui annihile notre intimité, qui nous arrache le secret de notre intimité, qui foule aux pieds précisément notre inviolabilité.
Sans doute notre dépendance, nous pouvons l’expérimenter sur un plan biologique : il est évident que le concert de nos cellules, il est évident que cette synergie, cette communauté d’action au sein de notre organisme, des milliards de milliards de cellules qui nous constituent, dans un synchronisme parfait, dans une interdépendance qui tend à donner à notre subsistance, il est évident que toute cette chimie prodigieusement intelligente qui conditionne notre subsistance, et où nous sommes totalement passifs, car tout cela se fait en nous sans nous, tout cela peut nous donner en effet le sentiment d’une prodigieuse intelligence qui exclut le hasard.
Le hasard ne peut pas être une explication de tous ces organismes, de tous ces composés physico-chimiques, et d’ailleurs vivants, le hasard ne peut pas être une explication de la perfection de ces rouages, de ces milliers de réactions qui dans une bactérie aboutiront en vingt minutes à sa naissance et à sa reproduction, et cela depuis des milliards d’années avec une sorte d’infaillibilité, où donc des milliers d’éléments dans ce temps si court, concourent à la naissance, au développement et à la reproduction de la bactérie.
Nous pouvons concevoir qu’il y ait une intelligence à l’œuvre dans l’univers mais précisément rien ne nous garantit que cette intelligence est bonne, devant les catastrophes, devant les misères innombrables, devant cette histoire de larmes et de sang qu’est l’histoire du genre humain. Reconnaître une intelligence, ce n’est pas encore reconnaître un amour.
Il se pourrait que nous soyons dupés par une puissance maligne qui nous donne tout ce que nous possédons physiologiquement, biologiquement et psychiquement, sans qu’elle soit une puissance de générosité et d’amour.
C’est pourquoi l’objection la plus forte, et c’est celle que Marx a faite, et que je viens de retracer d’une certaine manière, l’objection la plus forte, c’est que notre autonomie est violée si Dieu existe, comme une puissance dont nous dépendons radicalement, sous les décrets de laquelle nous sommes nécessairement assujettis et qui aura, quoi qu’il arrive, le dernier mot, qui nous fermera la bouche en nous obligeant à réaliser ses desseins.
On peut trouver ce texte dans : Maurice Zundel « Le Problème que nous sommes » (pages 230 ss.) Editions du Sarment Jubilé.