21ème Dimanche du Temps Ordinaire – Année B
Jean 6, 60-69


ob_e3e534_communion-des-apotres-14-siecle.jpg

En ce temps-là, Jésus avait donné un enseignement dans la synagogue de Capharnaüm. Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent : « Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » Jésus savait en lui-même que ses disciples récriminaient à son sujet. Il leur dit : « Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant !… C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. Mais il y en a parmi vous qui ne croient pas. » Jésus savait en effet depuis le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait. Il ajouta : « Voilà pourquoi je vous ai dit que personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père. »
À partir de ce moment, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner. Alors Jésus dit aux Douze : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Quant à nous, nous croyons, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. »


Voici maintenant la conclusion de ce chapitre 6 et, plus précisément, des discours sur le pain de vie et le don de la chair et du sang. Ce pain s’avère ici pain de l’épreuve comme la manne, si présente dans ce chapitre (Exode 16,2-4). Les auditeurs vont se diviser en croyants et non-croyants. C’est que l’idée de manger la chair d’un homme et de boire son sang est intolérable (verset 60), et ce n’est pas en édulcorant le texte que l’on se tirera d’affaire. À vrai dire, la phrase du Psaume 14,4, « quand ils mangent leur pain c’est mon peuple qu’ils mangent », se vérifie tous les jours. Peuples nantis, nous vivons de la misère, de la faim et de la mort d’une multitude d’hommes, de femmes, d’enfants que nos systèmes économiques réduisent à la détresse dans le tiers-monde et dans tous nos « tiers-états » occidentaux. L’anthropophagie sournoise, occultée, est généralisée. Cette chair et ce sang que nous arrachons aux hommes malgré eux, le Christ vient nous les donner volontairement. Inutile de dire que cela ne résout pas le problème de nos victimes, mais cela nous appelle à entrer dans cette logique du don total. Dieu ne vient pas nous imposer l’amour par force, ce qui serait totalement contradictoire, il vient dresser devant nos yeux l’image de cette voie étroite qui, seule, conduit à la vie. Ainsi nous devons d’abord prendre la chair et le sang qu’il nous donne, puis faire nôtre l’amour qui commande ce don.

Manger la chair, boire le sang

De même que les interlocuteurs de Jésus se sont révoltés quand il a révélé son origine, quand il leur a dit d’où il venait (Jean 6, 41-42), de même ils se révoltent quand il leur révèle où il va, c’est-à-dire au Père par la Passion. Jésus leur dit en substance : cela vous heurte que je vous annonce le don de la chair et du sang ? Que direz-vous quand cela se produira effectivement, quand vous verrez le Fils de l’Homme monter là où il était auparavant ? Nuançons : le don de la chair et du sang sont de toujours, de tous les instants, depuis le commencement. De cela, la croix est la révélation, à l’heure où les temps sont accomplis. N’empêche que Jésus adresse à ses auditeurs indignés des paroles surprenantes. Il vient en effet de répéter qu’il faut, pour vivre, manger sa chair ; maintenant il leur dit : « la chair ne sert de rien. » De toute évidence le mot « chair », n’a plus le même sens. Tout à l’heure, il s’appliquait au Christ en tant qu’homme solidaire de la nature, porteur de l’argile originelle (Genèse 2,7) ; maintenant, le mot se charge du sens négatif qu’il a dans beaucoup de textes : l’inaptitude à accéder à l’esprit. Quand Jésus dit que ses paroles ne sont pas chair mais esprit et vie, il veut sans doute faire comprendre qu’il ne s’agit pas de manger matériellement sa chair, son corps. Nous savons maintenant que cela se fait à travers des signes. La chair livrée ne doit pas être comprise de façon charnelle.

Encore les deux discours

Jésus, selon Jean, enseigne des choses similaires à partir de thèmes tout différents. Un seul exemple : en 15,1-8, Jésus explique longuement que, pour vivre, nous devons demeurer en lui et lui en nous. Il est la vigne, nous sommes les sarments ; la sève qui vient de lui (penser au sang) doit nous alimenter. Cette intériorité réciproque (moi en vous, vous en moi) a quelque chose à voir avec l’acte de manger la chair et de boire le sang. Elle ne peut être comprise que si l’on a accepté le premier discours qui nous dit que le Christ vient de Dieu, est présence de Dieu. Cependant, cela ne suffit pas : il faut encore admettre le don de la chair et du sang. Regardons de près la réponse de Pierre quand Jésus demande aux Douze s’ils veulent eux aussi l’abandonner. « Vers qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » Pierre comprend qu’il n’y a pas de salut possible si l’on reste enfermé en soi, il faut aller vers un autre, vers l’Autre. Il reste donc avec Jésus. Fort bien, mais il n’a entendu que le premier discours, pas le second. Comme à Césarée de Philippe (Matthieu 16,13-23), il reconnaît l’origine du Christ, mais reste fermé à l’avenir pascal. Il n’y fait aucune allusion. En réalité, le refus ou l’oubli du second discours révèle que l’on n’a pas totalement compris et admis le premier. Il faudra attendre Jean 21 pour que Pierre aille sans réserve vers le Christ. En attendant, si Jésus a choisi Pierre, Pierre n’a pas encore vraiment choisi Jésus. Nous en sommes tous là.

http://www.ndweb.org

Nous sommes à la toute fin du long entretien de Jésus sur le Pain de vie. C’est maintenant l’heure du choix. Le moment où il faut se décider. Croire ou ne pas croire, voilà la question! Les auditeurs de Jésus sont placés au pied du mur. Vont-ils croire en lui et le suivre? Ou bien vont-ils le quitter? La situation est analogue à celle de l’assemblée de Sichem, au temps de Josué, quand Israël s’est retrouvé en terre promise, une terre vers laquelle il marchait depuis longtemps. « Choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir », avait dit Josué.

C’est vrai que les propos de Jésus sont durs, difficiles à entendre. C’est le mystère de l’incarnation de Dieu en notre chair qui est en cause. Dieu présent en son Fils, devenu l’un de nous. Une présence offerte sous le signe du don, un pain venu du ciel pour faire vivre. Ce ne peut être que la preuve d’un grand amour. Mais pouvons-nous croire que l’Amour aille jusque-là?

Il est dit que la plupart des gens ont quitté Jésus à ce moment-là, eux pourtant si nombreux à avoir profité du grand signe des pains, il n’y a pas si longtemps. Ils sont dépassés par le Mystère. Ils s’en vont. Il ne reste que les Douze ou presque.

Le constat de cet abandon quasi général met en lumière l’humilité, la pauvreté, la fragilité de Jésus, le geste risqué d’un Dieu qui se donne et s’abandonne en son Fils, au risque du refus et du rejet. Déjà le mystère de la Passion et de la mort du Christ nous est ainsi annoncé.

La réponse des Douze, celle de Simon-Pierre, celle de l’Église, ne consiste pas à dire : J’ai tout compris. Elle dit : Seigneur, à qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie. Je te fais confiance. Tu es le Saint, l’Élu de Dieu. C’est une réponse de foi, de confiance et d’amour envers celui qui, par ailleurs, entend bien laisser à tous ses disciples leur liberté de rester ou de ne pas rester avec lui. Voulez-vous partir vous aussi? Or c’est plutôt un attachement têtu que Pierre lui exprime, dont Jésus nous laisse entendre qu’il le doit au Père lui-même : « Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père. »

Nous en sommes là nous aussi en notre décision d’appartenir au Christ et à son Église. Non pas que nous soyons pleinement instruits, avec un lourd bagage de compétences, mais bien plutôt inspirés de marcher à la suite du Christ, entraînés par l’Esprit promis qui nous accompagne sur un chemin de vie, chemin d’ombres et de lumière, chemin de peines et d’espérance, en communion avec Celui qui toujours se donne à nous comme nourriture pour la route, pour aller ensemble avec lui vers les autres, vers le Père.

Comme nous le rappelle la lettre aux Éphésiens, notre marche est celle de l’amour, d’un amour de fiançailles et d’alliance durable! Le Christ nous a aimés et s’est livré pour nous. C’est là que nous trouvons notre motivation première. Jamais il ne nous laissera tomber. C’est à nous de lui être fidèles, par tout l’amour fraternel que nous saurons vivre dans quelque état de vie qui soit le nôtre. Nous avons à cultiver ce modèle selon lequel il s’unit à son Église, et que nous tenons de nos origines, nous qui sommes créés, homme et femme, à l’image de Dieu. Ce modèle qui est bien ce que nous avons de plus beau, de plus intime, de plus fécond, c’est le modèle conjugal. Celui de la fidélité, de l’amour total, de la communion parfaite! 

Voilà la belle image, le rêve, l’idéal de notre rapport avec lui ! Nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés. Porter le témoignage d’un tel amour à notre monde en quête de son accomplissement, en recherche d’un Salut que Dieu s’offre à lui donner dans le Christ.

http://www.spiritualite2000.com

Scandale à Capharnaüm ! Jésus est en train de perdre la tête ou de se radicaliser dangereusement. Voilà qu’il parle maintenant de sa chair qu’il veut donner à manger. Pourtant jusque-là, cet homme était convaincant dans sa parole et séduisant dans son action miraculeuse. Que lui prend-il ? Il est en train de gâcher tout son travail apostolique de rassemblement et de formation. Jésus aurait bien besoin d’un conseiller en communication politique pour atténuer ses propos. Donner sa chair à manger et son sang à boire est tout à fait inaudible. Quelle est cette invitation à l’anthropophagie ? Non, trop c’est trop, il va trop loin. Nous ne pouvons plus continuer à le suivre.

Tel pourrait être le commentaire actualisé des disciples après le discours radical de Jésus à Capharnaüm. L’évangéliste Jean nous raconte un moment de crise profonde parmi les disciples, un point de rupture qui provoque le volte-face de beaucoup d’entre eux. Il y a quelque chose d’insupportable dans les paroles du Christ, hier comme aujourd’hui et il est important de le saisir. Bien sûr, il y a la lecture charnelle (littérale) des paroles de Jésus qui en rend l’accueil impossible, encore plus pour des Juifs pour qui le sang est sacré car le symbole de la vie. C’est même un blasphème. Mais plus profondément, s’il y a autant de tension dans ces mots, c’est que ceux-ci cristallisent beaucoup plus, au fond tout le dessein de Dieu. Jésus est en train d’exprimer de façon la plus crue la finalité de sa mission : restaurer l’Alliance de Dieu avec son peuple et ce, par la médiation de sa personne corps et âme. Le Fils est venu accomplir le dessein de Dieu annoncé dans l’Ancien Testament : le Créateur veut s’unir à sa créature. Mais désormais, ce ne sera plus une image ou une allégorie. Dans le mystère de l’Incarnation, l’Alliance devient la plus concrète possible. Dieu s’est uni à l’humanité en épousant sa condition même. Le Verbe est devenu chair, Dieu s’est fait homme. Dans la personne de Jésus, le Créateur et la création sont unis, Dieu et homme ensemble.

Aussi pour communier à la vie de Dieu, pour recevoir la vie éternelle, il n’y a qu’un chemin possible, celui de l’alliance avec Dieu dans le Christ. Et ce chemin n’est pas abstrait mais il passe par le corps, par la chair comme par l’esprit. Jésus nous donne sa personne, corps et âme, chair et sang pour réaliser avec chacun une alliance unique. Sur la croix, sa chair a été livrée, son sang a coulé et son esprit a été remis. Tout est donné, tout est accompli. Or par la grâce du sacrement de l’eucharistie, nous communions au corps et au sang du Fils de Dieu. Nous entrons dans son alliance ; c’est-à-dire que chacun de nous vit une expérience d’union avec le Fils de Dieu. Le don du corps est le geste le plus intime, le plus extrême de la remise de soi. En recevant la chair du Fils de l’homme, nous accueillons sa personne et nous sommes intégrés à son corps, incorporés dans sa divinité. Voilà pourquoi la messe est la source et le sommet de toute vie chrétienne. Toute grâce découle d’elle et reflue vers elle en action de grâce à Dieu par le Fils dans l’Esprit.

Voilà donc la grandeur et la beauté de ce don de Dieu. Jésus se donne et nous donne tout lui-même et il l’exprime de façon crue pour que nous le comprenions. Ce n’est pas un vague symbole mais une réalité ; simplement cette réalité est d’ordre sacramentel, dans l’invisible, dans la foi. Nous ne mangeons pas un cadavre mais nous communions à un corps de gloire, un corps ressuscité que nous ne saisissons pas mais qui nous saisit.

Mais alors pourquoi cela nous scandalise-t-il ? Pourquoi cette tension en nous comme pour les auditeurs de Jésus ? Notons d’ailleurs que le plus grand danger pour nous catholiques est de ne plus sentir cette tension à force de nous habituer à communier machinalement. L’Eucharistie doit toujours rester un scandale, une provocation, si nous la vivons vraiment. Cette tension vient du fait que notre être pécheur résiste à la grâce divine. Il n’aime pas que Dieu s’approche trop près de lui. Que Dieu nous parle, d’accord ; qu’il nous demande de lui obéir, passe encore. Mais nous sommes fort gênés quand le Dieu saint s’approche trop près jusqu’à l’intime. Cela réveille notre angoisse d’être engloutis par un dieu dangereux qui menacerait notre liberté. Nous préférons garder nos distances et prier un dieu lointain, derrière les nuages, un dieu qui ne nous déstabilise pas trop et qui nous laisse une certaine indépendance. Un dieu qui ne sort pas de son église !

Heureusement Dieu connaît notre cœur et il sait cette peur profonde. Aussi pour ne pas nous effrayer, c’est lui qui se laisse manger et engloutir. C’est lui qui vient à nous mais respecte radicalement notre liberté. Jésus n’est pas un gourou ; il laisse partir ceux qui paniquent ou s’enflamment de colère. Déjà Josué appelait Israël à choisir l’Alliance librement : « S’il ne vous plaît pas de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir. » Dieu ne veut pas des pantins ou des esclaves pour le servir mais des hommes et femmes libres et adultes qui le choisissent comme Époux. Et c’est pour cette raison, comme le dit saint Paul que le mariage est le plus grand signe de l’alliance entre Dieu et son peuple, entre le Christ et l’Église. L’homme et la femme deviennent une seule chair tout en restant deux, homme et femme. Unité, différence et complémentarité vont ensemble. L’union avec Dieu n’est pas une fusion ou une destruction. Elle est communion vitale et singulière qui transforme tout en respectant l’identité de chacun. Ce mystère est grand : nous sommes tous appelés à entrer dans cette expérience nuptiale des noces de la Croix.

N’ayons donc pas peur du scandale de l’Eucharistie. Ce n’est pas la parole de Jésus qui est rude mais notre cœur endurci qui ne supporte pas la tendresse divine. N’endurcissons plus notre cœur, retrouvons l’émerveillement des fiancés au seuil du mystère. Goûtons et voyons comme le Seigneur est bon. Amen

Fr. Jean-Alexandre de l’Agneau, ocd – (couvent d’Avon)
https://www.carmel.asso.fr