Méditations pour l’Épiphanie
MÉDITATION SUR LA FÊTE DE LA THEOPHANIE
AVEC LE PÈRE LEV GILLET
Le 6 janvier, jour de la Théophanie ou de l’Épiphanie, est – après Pâques et la Pentecôte – la plus grande fête du calendrier des Églises de rite byzantin. Elle est même supérieure à la fête de la Nativité du Christ. Elle commémore le baptême notre Seigneur par Jean dans les eaux du Jourdain et, plus généralement, la manifestation publique du Verbe incarné au monde.
La Théophanie est la première manifestation publique du Christ. Lors de sa naissance à Bethléem, notre Seigneur avait été révélé à quelques privilégiés. Aujourd’hui, tous ceux qui entourent Jean, c’est-à-dire ses propres disciples et la foule venue aux bords du Jourdain, sont témoins d’une manifestation plus solennelle de Jésus Christ. En quoi consiste cette manifestation ? Elle comporte deux aspects. D’une part, il y a l’aspect d’humilité représenté par le baptême auquel Notre Seigneur se soumet. D’autre part, il y a un aspect de gloire représenté par le témoignage humain que le Précurseur rend à Jésus et, sur un plan infiniment plus élevé, le témoignage divin que le Père et l’Esprit rendent au Fils. Nous considérerons de plus près ces deux aspects. Mais retenons immédiatement ceci : toute manifestation de Jésus Christ, aussi bien dans l’histoire que dans la vie intérieure de chaque homme, est une manifestation d’humilité et de gloire tout à la fois. Quiconque sépare ces deux aspects du Christ commet une erreur qui fausse toute la vie spirituelle. Je ne puis m’approcher du Christ glorifié sans m’approcher en même temps du Christ humilié, ni du Christ humilié sans m’approcher du Christ glorifié. Si je désire que le Christ soit manifesté en moi, dans ma vie, ce ne peut être qu’en étreignant celui qu’Augustin appelait avec prédilection Christus humilis et en adorant d’un même élan celui qui est aussi un Dieu, un Roi, un Vainqueur. Tel est le premier enseignement de la Théophanie.
L’aspect d’humilité de la Théophanie consiste dans le fait que Notre Seigneur se soumet au baptême de pénitence de Jean. Celui-ci refuse tout d’abord, mais Jésus insiste : Laisse. Il faut que toute justice s’accomplisse (Mt 3, 13-15). Sans doute Jésus n’avait pas à être purifié par Jean, mais le baptême que conférait le Précurseur, ce baptême de repentance pour la rémission des péchés [1], préparait au royaume messianique ; et Jésus, avant de proclamer l’avènement de ce royaume, a voulu passer lui-même par toutes les phases préparatoires dont il devait être le “consommateur”. Étant la plénitude, il a voulu assumer en lui-même tout ce qui était encore incomplet et inachevé. Mais, en recevant le baptême johannique, Jésus a fait plus qu’approuver et confirmer solennellement un rite avant de le transformer, plus que consommer l’imparfait dans le parfait. Lui qui était sans péché, il s’est fait porteur de nos péchés, du péché du monde ; et c’est au nom de tous les pécheurs que Jésus a fait un geste public de repentance. D’autre part, Jésus a voulu nous enseigner la nécessité de la pénitence et de la conversion ; avant même de nous approcher du baptême chrétien, nous devons recevoir le baptême de Jean, c’est-à-dire passer par un changement d’esprit, par une catastrophe intérieure. Nous devons éprouver une vraie contrition de nos péchés. La repentance est, en ce qui nous concerne, l’aspect d’humilité de la Théophanie.
Et ici nous devons dépasser l’horizon limité du baptême johannique pour nous rappeler que nous avons été baptisés en Christ. Le baptême chrétien nous a lavés et purifiés. Il a aboli en nous le péché originel et fait de nous une nouvelle créature. Nous étions probablement enfant lorsque nous avons reçu le baptême ; la grâce baptismale a été une réponse divine donnée, non à notre demande personnelle, mais à la foi de ceux quinous présentaient au baptême et â la foi de toute l’Église qui nous accueillait. Cette grâce baptismale a été alors en quelque sorte provisoire et conditionnelle : il fallait que, grandissant et devenus conscients, nous confirmions par un libre choix l’acte de notre baptême. La Théophanie est, par excellence, la fête du baptême, non seulement du baptême de Jésus, mais de notre propre baptême. Elle est une merveilleuse occasion pour nous de renouveler en esprit le baptême que nous avons reçu et de raviver la grâce qu’il nous a conférée. Car les grâces sacramentelles, même interrompues et suspendues par le péché, peuvent revivre en nous si nous nous tournons sincèrement vers Dieu. En cette fête de la Théophanie, demandons à Dieu de nous laver de nouveau — spirituellement, non d’une manière matérielle [2] — dans les eaux du baptême ; noyons-y l’ancienne créature pécheresse, car le baptême est une mort mystique [3] ; traversons la Mer Rouge qui sépare la captivité de la liberté et plongeons-nous avec Jésus dans le Jourdain pour y être lavés, non par le Précurseur, mais par Jésus lui-même.
L’aspect de gloire de la Théophanie consiste dans les deux témoignages qui furent alors rendus solennellement à Jésus. Il y eut le témoignage de Jean. Nous n’en parlerons pas maintenant ; nous y reviendrons le lendemain de la Théophanie. Et il y eut le témoignage divin du Père et de l’Esprit. Le témoignage du Père était la voix venue du ciel et disant :Tu es mon Fils bien-aimé en qui j’ai mis toute ma complaisance (Lc 3,22). Le témoignage de l’Esprit était la descente de la colombe : Et l’Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, tel une colombe (Lc 3,22). Voilà le véritable baptême de Jésus. La parole prononcée par le Père et la descente de la colombe [4] sont plus importants que le baptême d’eau que Jean donne à Jésus. Le baptême d’eau n’était qu’une introduction à cette manifestation divine. C’est avec raison que, dans l’ancienne liturgie chrétienne, la fête du 6 janvier est appelée, non pas “Théophanie”, mais “Théophanies”, au pluriel, car il ne s’agit pas d’une seule manifestation divine : il s’agit de trois manifestations.
Le Père, le Fils, l’Esprit sont tous trois révélés au monde lors du baptême de Jésus ; le Père et l’Esprit se révèlent dans la relation d’amour qui les unit au Fils. Nous touchons ici à ce qu’il y a de plus profond et de plus intime dans le mystère de Jésus. Si grand que soit le ministère rédempteur du Christ en faveur des hommes, la vie d’intimité du Fils avec le Père et l’Esprit est une réalité plus grande encore. Jésus ne nous est vraiment manifesté que si nous entrevoyons quelque chose de cette intimité divine, et si nous entendons intérieurement la voix du Père : Voici mon Fils bien-aimé…, et si nous voyons le vol de la colombe sur la tête du Sauveur. La fête de la Théophanie ne sera vraiment une épiphanie, une manifestation du Christ, qu’à cette condition. Il faut que notre piété atteigne, dans le Fils, le Père et l’Esprit. Il faut que, comme Jean-Baptiste, nous puissions nous souvenir et témoigner : J’ai vu l’Esprit descendre… (Jn 1,32). C’est là la gloire de la Théophanie. Et c’est pourquoi la Théophanie n’est pas seulement la fête des eaux. L’ancienne tradition grecque l’appelle “la fête des lumières”. Cette fête nous apporte, non seulement une grâce de purification, mais aussi une grâce d’illumination (ce nom même d’illumination était jadis donné à l’acte du baptême). La lumière du Christ n’était, à Noël, qu’une étoile dans la nuit obscure ; à la Théophanie, elle nous apparaît comme le soleil levant ; elle va croître et, après l’éclipse du Vendredi Saint, elle éclatera, plus splendide encore, le matin de Pâques ; et enfin, à la Pentecôte, elle atteindra le plein midi. II ne s’agit pas seulement de la lumière divine objective manifestée dans la personne de Jésus Christ et dans la flamme pentecostale. Il s’agit aussi, pour nous, de la lumière intérieure, sans une absolue fidélité à laquelle la vie spirituelle ne serait qu’illusion ou mensonge.
Dieu qui avait envoyé le Précurseur baptiser avec de l’eau lui avait dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, baptisera dans l’Esprit Saint (Jn 1,33). Le baptême d’eau n’est qu’un aspect du baptême total. Jésus lui-même dira à Nicodème : À moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu (Jn 3,5). Le baptême d’Esprit est supérieur au baptême d’eau. Il constitue un don objectif et une autre expérience intérieure. Nous en reparlerons mieux à l’occasion de la Pentecôte.
On pourrait dire que la Théophanie — première manifestation publique de Jésus aux hommes — correspond dans notre vie intérieure à la “première conversion”. Il faut entendre par là la première rencontre consciente de l’âme humaine avec son Sauveur, le moment où nous acceptons Jésus comme Maître et comme ami et où nous prenons la résolution de le suivre. Pâques (à la fois la mort et la résurrection du Seigneur) correspond à une “deuxième conversion” où, confrontés avec le mystère de la croix, nous découvrons quelle mort et quelle vie nouvelle celle-ci implique et nous nous consacrons d’une manière plus profonde — par un changement radical de nous-mêmes — à Jésus Christ. La Pentecôte est le temps de la “troisième conversion”, le temps du baptême et du feu de l’Esprit, l’entrée dans une vie d’union transformante avec Dieu. Il n’est pas donné à tout chrétien de suivre cet itinéraire. Ce sont là cependant les étapes que l’année liturgique propose à notre effort [5].
Le lendemain de Noël est consacré à la “synaxe” de la bienheureuse Vierge Marie : tous les croyants sont invités à s’assembler en l’honneur de celle qui a rendu l’Incarnation humainement possible. De même, le lendemain de la Théophanie (7 janvier) est consacré à la “synaxe” de Jean le Précurseur, qui baptisa Jésus et le présenta en quelque sorte au monde. Dans les chants des Vêpres et des Matines de cette fête, l’Église multiplie les louanges du Précurseur : “Ô toi qui est lumière dans la chair… rempli de l’Esprit…, hirondelle de la grâce… qui est apparu comme le dernier des prophètes… et qui est le plus grand parmi eux…”. La richesse même de ces louanges nous rend peut-être difficile de discerner avec clarté ce que nous, hommes, avons à apprendre de Jean. Nous aurons, au cours de l’année liturgique, l’occasion de revenir sur la personne et le ministère de celui qui fut non seulement le Précurseur et le Baptiste, mais l’Ami de l’Époux, le nouvel Élie, le martyr qui donna sa vie pour la loi divine. Aujourd’hui, qu’il nous suffise de mettre en relief deux aspects du ministère de Jean indiqués par l’Évangile et l’Épître lus à la Liturgie.
L’Épître (Ac 19,1-8) raconte la rencontre de Paul, à Ephèse, avec des disciples qui n’avaient reçu que le baptême de Jean. Paul leur expliqua que Jean avait conféré au peuple un baptême de pénitence, afin que le peuple crût en celui qui viendrait après Jean. Mais Paul baptisa ces Ephésiens au nom du Seigneur Jésus. Ces paroles de Paul indiquent avec exactitude la grandeur et les limites du ministère de Jean. D’une part, nous devons recevoir de Jean le baptême de pénitence, c’est-à-dire écouter Jean nous dire quelles sont les conditions d’accès au royaume messianique et nous laisser toucher par son appel au repentir. D’autre part, le baptême de Jean ne suffit pas. Nous devons aller à Jésus lui-même. Nous devons être baptisés au nom de notre Sauveur et dans le Saint-Esprit. Il ne s’agit pas seulement ici des rites sacramentels. Il s’agit de notre constante attitude intérieure. Je ne puis aller à Jésus si je n’ai pas écouté la voix de Jean et si je ne me suis pas repenti. Mais je ne puis pas m’en tenir à la repentance prêchée par Jean : la nouvelle justice que je dois acquérir est celle que Jésus seul procure.
La nature de cette nouvelle justice se trouve indiquée dans l’Évangile lu à la Liturgie (Jn 1,29-34). Ce passage de l’Évangile, qui décrit le baptême de Jésus par le Précurseur, commence par la phrase suivante : Voyant Jésus venir à lui, il dit : Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. Voici le deuxième aspect du ministère de Jean. Non seulement Jean prêche la conversion et confère un baptême de pénitence, mais il nous montre Jésus en tant qu’Agneau de Dieu et propitiation pour toutes nos fautes ; Jean déclare que Jésus accomplit ce que le baptême de pénitence ne pouvait faire : le Sauveur prend sur ses propres épaules le péché du monde et purifie ainsi les hommes. Le ministère de Jean sera donc efficace pour nous s’il obtient ces deux résultats : d’abord nous stimuler au repentir ; puis nous montrer l’Agneau qui s’offre en sacrifice pour réparer nos péchés. Le ministère, ou, comme nous pourrions dire, l’Évangile du Précurseur,a un troisième aspect qui nous sera révélé plus tard : la relation entre l’Époux et l’ami de l’Époux. Mais cet aspect n’est pas encore explicité dans la fête de la Théophanie. Ce que la “synaxe” du Précurseur nous suggère aujourd’hui, c’est ce brisement de coeur que doit être la repentance, et l’acte de foi par lequel nous chargeons de nos péchés l’Agneau de Dieu et faisons l’expérience intérieure de la rédemption.
[1] Les théologiens se sont demandés quelles étaient, du point de vue chrétien, la signification et la valeur du baptême de Jean. Ce baptême, cela est clair, se distinguait du baptême chrétien et lui demeurait inférieur. D’autre part, il y avait dans le baptême de Jean autre chose et plus que dans le baptême juif des prosélytes et dans les purifications de la loi mosaïque. C’était un rite temporaire et divinement inspiré, un rite de préparation messianique qui appartenait à la Nouvelle Alliance plutôt qu’à l’Ancienne ; ce rite était impuissant à produire par lui-même la rémission des péchés, mais il provoquait les dispositions intérieures de pénitence et de justice qui obtiennent directement le pardon. Il prédisposait au baptême en Christ.
[2] L’acte baptismal ne peut pas être renouvelé, mais la grâce baptismale peut demeurer, ou revivre, ou croître dans notre âme, même si l’élément matériel — ici l’eau — ne joue aucun rôle. Un homme qui n’a pas reçu le baptême d’eau peut cependant recevoir la grâce baptismale (baptême de sang ou martyre, baptême de désir, explicite ou même implicite). Il est remarquable que les Évangiles demeurent silencieux sur la question : les apôtres ont-ils été baptisés ? Où et quand ? Jésus, le souverain maître de la grâce baptismale, ne conférait pas lui-même le baptême d’eau. Dans les rites de la Théophanie, l’eau bénite par l’Église, sans être la matière d’un sacrement, est “sacramentelle” ; le contact avec cette eau peut nous aider à former en nous les dispositions intérieures par lesquelles nous raviverons la grâce de notre baptême. Mais nous pouvons obtenir ce dernier résultat sans faire intervenir aucun signe matériel. Notre propre descente dans le Jourdain, à la Théophanie, peut se passer purement “en esprit”.
[3] Le baptême a un symbolisme à la fois de vie et de mort, qui ne se manifeste complètement que dans le baptême par immersion. Le néophyte est plongé dans l’eau : c’est la mort de la créature pécheresse. Le néophyte sort de l’eau : c’est la résurrection, la naissance à la vie nouvelle.
[4] Rappelons-nous la signification symbolique de la colombe, d’après l’Écriture. La colombe, dans l’histoire du déluge, représente la fidélité et la paix ; dans le Cantique des Cantiques, elle représente l’innocence et l’amour ; dans l’Évangile, sa simplicité nous est donnée en modèle par Jésus. Des colombes pouvaient, selon la loi mosaïque, remplacer un agneau pour le sacrifice, et telle fut l’offrande des parents de Jésus, lorsqu’ils le présentèrent au Temple : cette équivalence entre la colombe et l’agneau prend, aux yeux du chrétien, un sens profond. De même que la colombe descendit du ciel vers le Jourdain, ainsi, lors de la création du monde, l’Esprit se mouvait sur les eaux.
[5] Ce thème des trois conversions a été développé par plusieurs maîtres de la vie spirituelle. Quoiqu’il s’accorde dans l’ensemble avec le thème classique des trois voies — vole de purification, voie d’illumination, vole d’union — il ne s’y superpose pas exactement.
Extrait du livre L’An de grâce du Seigneur,
signé “Un moine de l’Église d’Orient”
L’ÉPIPHANIE
Anselm Grün
Anselm Grün, moine bénédictin, est abbé du monastère de Münsterscharzach en Allemagne. Docteur en théologie et psychologie, il est accompagnateur spirituel. Ses livres connaissent un grand succès en Europe. Plusieurs ont été traduits en français.
Au lieu de celle du petit enfant soleil, les chrétiens ont célébré la naissance du véritable soleil, de Jésus, né lui aussi dans une grotte, à Bethléem.
Pour les Grecs, l’Épiphanie était le jour anniversaire de la naissance du dieu; pour les chrétiens l’incarnation du Christ est la plus haute épiphanie qui puisse se concevoir.
Peut-être l’Église primitive a-t-elle aussi voulu donner une réplique à la fête grecque de Dionysos. Dionysos était le dieu de l’ivresse. La veille de sa fête, dans la nuit du 5 au 6 janvier, on plaçait dans son temple trois cruches remplies d’eau, que l’on retrouvait au matin pleines de vin. Lors de la fête de l’Épiphanie, l’Église primitive n’évoquait pas seulement les Mages venus adorer l’Enfant divin, mais aussi le baptême de Jésus et les noces de Cana. La triple manifestation de la majesté de Dieu: face au monde entier (l’adoration des Mages), dans les éléments de la Création (le baptême de Jésus dans le Jourdain) et dans l’amour humain (les noces de Cana) répondait à la nostalgie des Grecs telle qu’elle s’exprimait dans leur philosophie, leur culte du dieu solaire, Aion, et celui de Dionysos.
Dionysos représente l’ivresse qui vise à nous élever au-dessus de la sphère terrestre et à donner à notre vie un goût nouveau et plus fort, ce que Dieu réalise en se faisant homme; l’eau de la vie humaine se change en vin. L’Église primitive a repris à son compte la nostalgie de la religion grecque, elle a annoncé et fêté la naissance de Jésus de telle façon que les hommes, à l’époque, ont senti qu’en ce Jésus de Nazareth leur désir le plus profond était comblé. Le culte de Dionysos voulait établir un lien entre l’esprit et le corps, entre la mystique et l’Éros. En la personne de Jésus, Dieu a célébré ses noces avec nous, il s’est lié à nous pour toujours. Quand le culte de Dionysos dégénéra, devenant trop effréné, trop barbare, il fut remplacé par celui d’Orphée, le divin chanteur que l’Église primitive a considéré comme un prototype du Christ. Quand Orphée chantait, le tigre et le lion, le loup et l’agneau se couchaient, paisibles, à côté de lui pour l’écouter. En Jésus, cette promesse du paradis est devenue réalité; le boeuf et l’âne sont là, devant sa crèche. Jésus chante le nouveau chant de l’amour, qui promet à l’être humain déchiré la réconciliation entre l’amour et la sexualité, entre l’esprit et la pulsion, entre Dieu et l’homme.
Les textes tardifs du Nouveau Testament présentent déjà l’Incarnation de Jésus-Christ comme une épiphanie. Dans son Épître à Tite (2,11), Paul dit que «la grâce de Dieu [est] source de salut pour tous les hommes ». L’amour de Dieu s’est rendu visible en Jésus-Christ. Seul peut nous toucher et nous transformer ce qui se manifeste à nos sens; les paroles qui ne s’adressent qu’à la pensée n’ont pas le pouvoir de nous délivrer à tous les niveaux de notre être. Pour qu’il nous soit donné de nous éprouver comme des hommes nouveaux, la majesté de Dieu doit se rendre visible. L’Épître à Tite sait même décrire le mystère de la Nativité comme l’apparition de «la bonté de Dieu notre Sauveur et [de] son amour pour les hommes [humanitas]» (3,4). Cette phrase a touché au plus profond le philosophe catholique Péter Wust; destitué par les nazis, malade, mourant, il l’a reprise dans un message de Noël adressé à ses étudiants. Au plus profond de l’inhumanité du Troisième Reich, il puisait sa consolation dans l’idée que la naissance du Christ avait rendu visible la véritable humanité, l’humanité idéale de Dieu lui-même; il était convaincu que cette humanité s’imposerait contre toutes les violences, extérieures et intérieures.
À l’Épiphanie, nous célébrons la manifestation de la majesté de Dieu dans notre chair. Lors d’un exercice de méditation, nous avons pris à la lettre cette célébration ; tout un Jour durant, nous l’avons méditée, et nous avons cherché à sentir, en pratiquant des exercices corporels, le sens de ce fait : la majesté de Dieu se manifeste dans ma chair ; mon corps est le lieu où son éclat devient visible ici-bas, sur cette terre. Quelle expérience fais-je de moi-même, s’il est vrai qu’à travers ce corps. Source de tant de souffrances, c’est la beauté lumineuse de Dieu qui apparaît ? De quel oeil vois-je mes frères et mes sœurs, si je crois qu’en eux c’est le visage même de Dieu qui rayonne pour moi ? Dans son livre Ich hörte auf die Stille (littéralement : «J’ai prêté l’oreille au silence»), Henri Nouwen rapporte que son abbé lui donna comme thème de méditation, pour des journées entières, ces mots : «Je suis la majesté de Dieu», afin qu’il apprît qui il était dans sa vérité. De même, cette fête de l’apparition de la majesté divine dans la chair vise à te faire découvrir, à toi qui me lis, le mystère de ton propre corps, le vrai sens de l’antique commandement de la philosophie grecque : « Connais-toi toi-même !» Tu te connaîtras toi-même si tu trouve Dieu en toi, et si tu te trouves en Dieu. Tu accéderas à la véritable humanité si ta chair, devenant un lieu de l’Épiphanie, fait rayonner la majesté de Dieu.
L’EPIPHANIE
Maurice Zundel
La Fête de l’Épiphanie est la fête des signes, des signes que Dieu nous fait et qui sont évoqués dans l’antienne des Laudes sous cette forme lyrique: “Aujourd’hui à l’époux fidèle, l’Église était jointe parce que, dans le Jourdain, le Christ a lavé ses crimes, les Mages accourent aux noces royales, et de l’eau changée en vin les convives se réjouissent.»
Trois signes: – celui qui est fait aux Mages, – celui du Baptême de Jésus, où retentit la Gloire du Père, – celui des Noces de Can,a où le vin ou plutôt l’eau est changée en vin.
A travers ces signes, bien sûr, ce qui importe, c’est la manifestation de la Présence de Dieu qui se révèle à travers des éléments sensibles, en nourrissant précisément la vocation de l’univers humain.
Notre univers a cette propriété admirable de pouvoir symboliser, de pouvoir signifier, à travers le visible, l’invisible. Et c’est justement ce pouvoir de transfiguration et de signification qui fait toute la grandeur et toute la beauté du monde, et aussi toute la splendeur et toute la dignité de la vie humaine.
Nous sommes, certes, comme tous les vivants, assujettis à des besoins imprescriptibles: boire, manger, dormir, et le reste. Mais, au-delà de ces besoins, il y a chez nous un besoin encore bien plus impérieux, un besoin de liberté, un besoin de n’être pas enfermé dans les nécessités matérielles, un besoin à travers le réseau même des besoins matériels, de symboliser un espace illimité de lumière et d’amour. Et cela, vous le savez bien, vous le faites spontanément pour, lorsque vous organisez un repas pour vos amis à seule fin d’apaiser leur faim, de les rassembler autour d’une table pour communier à leur amitié, vous décorez cette table enfin pour effacer l’empreinte des besoins matériels, pour que les yeux se réjouissent de votre générosité pour que chaque élément du festin soit le symbole du don de vous-même.
Et, lorsque vous ornez votre maison, lorsque vous en disposez l’ameublement, vous ne visez pas seulement à l’utile, à ce qui est, à ce qui est indispensable pour la sécurité matérielle du corps, vous cherchez à introduire dans votre ménage une harmonie, une certaine musique qui fasse de tout le mobilier une puissance d’accueil. Votre maison, vous voulez qu’elle soit habitable, vous voulez que ceux qui y entrent se sentent accueillis par une présence amicale, et c’est ainsi que nous admirons la majesté du monde, la splendeur de la vie, tout spontanément à travers cette symbolisation instinctive qui nous fait recourir au visible, au sensible comme à la manifestation de l’invisible, du spirituel, de la présence, de la tendresse, de la bonté, de l’amour…
Et justement, ce régime des signes est par excellence le régime de la Révélation: Dieu nous parle par signes. Il nous parle par nous-même, il nous parle par l’histoire que nous sommes, par tout le créé. Il n’y a pas une seule réalité qui ne puisse devenir le véhicule, l’instrument de la Présence divine comme une parole silencieuse qui retentit au plus intime de nous-même.
Les Mages ont vu l’étoile et l’étoile a lui, a lui dans leur cœur et ils sont allés vers ce cœur divin qui les attendait.
Jésus a entendu la voix à son Baptême, cette voix qui est le signe que sa vie publique, maintenant, devenait une réalité, que l’assomption qu’il avait accompli, que l’humanité ne peut attendre davantage. Et puis en effet, aussitôt après son Baptême, il s’offre à sa mission en choisissant, à travers les tentations qu’il refoule, la voie dure qui va aboutir à la Croix.
Mais la Croix n’est pas le dernier mot: la Croix est le prélude de la Résurrection, la Croix est le prélude d’une transfiguration de tous les éléments du monde qui est symbolisée, aux noces de Cana, par le changement de l’eau en vin.
Et toujours nous voyons la réalité tournée vers le mystère, toujours la réalité capable d’être en communication avec l’Esprit. Toujours nous voyons Dieu cheminant par les chemins de l’univers. Rien n’est meilleur pour nous, rien n’est plus utile que de méditer sur cette réconciliation du visible et de l’invisible ; rien n’est plus merveilleux que de songer que nous n’avons pas à refuser le monde et à le mépriser, mais à l’aimer d’un amour infini, à l’aimer en le déchiffrant, à l’aimer en scrutant le secret dont il déborde, à l’aimer pour en faire une offrande en laquelle nous échangerons avec Dieu.
Mais il y a un aspect complémentaire de celui-là: c’est que si notre vie s’accomplit à travers le visible, en tant qu’il est le véhicule, cela veut dire si notre vie trouve sa noblesse dans ce déchiffrement, déchiffrement, déchiffrement divin d’une réalité qui est le don de Dieu. Il y a un autre aspect qui n’est pas moins essentiel et qui m’émeut davantage : c’est que à travers le visible, à travers notre vie, à travers tous les gestes de notre existence quotidienne, nous pouvons devenir l’incarnation de Dieu. Non seulement la vie se transfigure lorsque nous la déchiffrons divinement en l’accueillant comme le don de Dieu, mais, à travers cet univers qui se transfigure, Dieu lui-même devient plus proche, Dieu devient plus réel et il entre dans l’Histoire comme une Présence irréfutable. Et c’est là justement que le régime de l’Incarnation atteint toute sa splendeur et devient pour nous une mission infinie et universelle.
C’est déjà magnifique d’ordonner notre vie dans la beauté, c’est merveilleux de pouvoir, de pouvoir faire de notre maison le signe d’un accueil amical. Mais c’est encore plus beau de pouvoir faire de toute notre vie le rayonnement de la Présence divine.
Dieu, on imagine en est bien ainsi, Dieu lui-même, dans l’Incarnation du Verbe, nous atteint dans la réalité d’une vie pleinement humaine. Dieu se manifeste à nous, non pas comme la révélation d’un système abstrait qu’il faudrait péniblement déchiffrer avec une clef philosophique. Dieu se révèle à nous comme une Présence vivante, Dieu se révèle à nous avec un visage d’homme, Dieu entre dans notre existence en la vivant loyalement, pleinement, authentiquement, jusqu’à la mort de la Croix. Et, ayant vaincu la mort, il revient parmi nous pour que toute notre histoire soit transfigurée, pour que toute la vie humaine soit divinisée, pour que notre existence quotidienne ait une portée infinie.
Mais maintenant, justement, que nous avons la révélation, maintenant que nous sommes dans le régime de la résurrection, maintenant que le visage visible du Seigneur est caché dans le mystère du Verbe, il n’y a, pour rendre le Seigneur visible aux yeux de chair, à nos frères humains, il n’y a que notre vie, il n’y a que notre propre visage, il n’y a que la noblesse de notre existence quotidienne.
Et il me semble que si, justement, la fête de l’Épiphanie est la fête des signes, elle nous permet d’atteindre du même coup au secret le plus profond de l’Incarnation où, dans une symbiose, dans une communion de vie, ineffable et pourtant infiniment réelle, l’humain et le divin sont indissolublement associés. Comment Dieu serait-il aujourd’hui une réalité de l’Histoire pour les hommes d’aujourd’hui si il ne transparaissait pas dans notre vie ?
Il est parfaitement inutile de démontrer l’existence de Dieu, parfaitement inutile d’échafauder des raisonnements pour convaincre une intelligence par un enchaînement de syllogismes abstraits. Le cœur humain a besoin d’une présence réelle et justement, c’est dans la lumière du présent que se lève en lui une étoile qui le conduit au mystère le plus profond de cette vie enracinée en Dieu et terminée par sa Présence.
Si nous voulons aller jusqu’au bout de cette évocation, si nous voulons entrer dans ce mystère des signes et de son origine divine, il nous faut vivre nous-même le mystère de l’Incarnation comme le secret le plus profond de notre vie.
Et c’est bien cela le cœur même de l’Évangile, c’est bien ce qui fait toute la dignité de la vocation chrétienne ; c’est que l’Incarnation se continue à travers nous. Le Seigneur, bien sûr, est la respiration du Mystère de l’Église. Le Seigneur, bien sûr, est au cœur du mystère de l’autel et c’est lui que vous allez recevoir vraiment tout à l’heure ; mais le Seigneur, il est inconnu de millions et de millions, de millions d’âmes qui sont nos frères, qui sont appelés comme nous à une vie divinisée aujourd’hui, mais qui n’ont pas de lien sensible, de lien expérimental avec ce Dieu qui habite en eux comme il habite en nous et qui ne cesse de les attendre au plus intime d’eux-mêmes.
Et c’est précisément à nous d’être les médiateurs, à nous d’être les sacrements visibles de cette Présence réelle du Seigneur parmi nous. Le chrétien c’est celui qui poursuit l’Incarnation dans sa vie, c’est celui qui, sans parler de Dieu, sans avoir besoin d’en parler tout au moins, est lui-même une parole de Dieu, parce que vivant de la vie de Dieu. Respirant la Présence de Dieu, il porte en lui le témoignage qui est son existence même. Il ouvre par sa seule présence un espace de lumière et d’amour. Il peut, sans violer le secret des autres, les atteindre dans leur éternelle intimité. Il peut agir sur les profondeurs de leur âme, parce que il vit lui-même dans les profondeurs de Dieu.
C’est cela qui doit être pour nous un stimulant constant d’une vie du monde, d’une vie toujours plus belle, plus rayonnante, plus jeune, plus créatrice, plus enthousiaste, une vie qui porte la paix, qui éveille la fraternité, qui fait surgir la joie… Si tout cela peut, doit être l’aliment permanent et le ressort le plus profond, c’est que la vie de Dieu, pratiquement, ne peut s’inscrire dans l’histoire humaine d’aujourd’hui qu’à travers nous. C’est à chacun de nous d’être un authentique signe de Dieu sur le monde contemporain.
C’est vrai ! Il ne s’agit pas pour nous de nous sauver, il ne s’agit pas pour nous d’aboutir à un équilibre idéal, à une élégance morale dont nous pourrions nous prévaloir, toutes choses qui d’ailleurs sont légitimes ; il s’agit de beaucoup plus : il s’agit d’une urgence infinie s’il est vrai que le Christ est le Sauveur de tous, s’il est vrai que son humanité introduit à jamais la Présence de Dieu dans notre histoire. Et il n’en est pas moins vrai que cette Présence de Dieu, en laquelle subsiste l’humanité de notre Seigneur et qui en est pour nous la source inépuisable, il n’en est pas moins vrai que cette Présence ne deviendra une expérience vécue par tous ceux qui nous entourent que si notre vie est l’Incarnation de Dieu et que si notre vie en respire sa Présence.
Oh ! Si nous pouvions entendre ce soir cet appel, si nous pouvions comprendre que c’est vrai, que l’existence de Dieu, il est inutile de l’affirmer comme la raison d’un système du monde. Que l”existence de Dieu, elle ne devient réelle, expérimentale pour les hommes qui nous entourent, que si toute notre vie est la lumière même de sa Présence et le rayonnement de son Amour !
Nous voulons donc inscrire ce soir dans notre cœur, par l’intercession de ces mystérieux étrangers qui ont été l’objet à travers tous les siècles d’une profonde dévotion, nous voulons inscrire dans notre cœur que notre vie, notre vie chrétienne ne peut être que l’Incarnation continue, l’Incarnation suivie, l’Incarnation exprimée dans toutes les circonstances de notre vie, sans aucune espèce de comportement factice, simplement dans la mesure où nous serons vivants, de celui qui est, quand il est impuissant, la vie de notre vie, dans la mesure simplement où nous serons attentifs à ce secret merveilleux qui vit dans notre cœur et qui est le grand miracle, la grande source de toute joie.
Et finalement, qu’est-ce qu’il y a de meilleur que la lumière même de cette Présence infinie comme l’étoile divine dans le ciel de notre cœur.
Lausanne, en l’Epiphanie 1967 (Evangile Mt 2 1-12)
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