Méditation du Père Lev Gillet

Qu’on nous permette de réfléchir à quelques unes des paroles évangéliques que l’Eglise propose à notre attention durant cette fête.

«Les bergers se dirent : Allons à Bethléem et voyons ce qui est arrivé et que le Seigneur nous a fait connaître ». Nous aussi, allons jusqu’à Bethléem. Montons en esprit sur cette colline, «vers les monts d’où viendra mon secours». L’ascension vers Bethléem implique un effort; mais laisserons-nous passer une si grande occasion?

«Joseph, lui aussi, quittant la ville de Nazareth en Galilée, monta en Judée, à la ville de David, appelée Bethléem… afin de s’y faire inscrire avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte…». Non plus César Auguste mais le Roi des rois veut «le recensement de toute la terre… chacun dans sa ville». Chacun doit déclarer avec sincérité quelle cité il choisit, à quel groupe il se rattache. Certains choisissent Rome; d’autres choisissent Athènes. Choisirai-je la richesse, le pouvoir, l’intelligence ? Non. Ces villes ne sont pas pour moi. Je ne choisirai même pas Jérusalem, le lieu où Dieu manifeste sa gloire. Pendant ma vie terrestre, je veux être un citoyen de Bethléem; je veux que cette humilité et cette pauvreté soient ma part; je veux, avec Marie, avec Joseph, avec Jésus, que mon nom soit inscrit dans la bourgade méprisée ou inconnue des hommes, mais si grande devant Dieu.

«Voici que je vous annonce une grande joie… aujourd’hui, il vous est né un Sauveur…». La naissance de Jésus à Bethléem n’est pas un lointain événement historique qui ne me concerne point. Et, si elle me concerne, ce n’est pas seulement parce que je suis membre de la grande collectivité humaine. Le message de Noël n’est pas adressé à l’humanité en général. Il est adressé en particulier à chaque homme. Il atteint chaque âme d’une manière unique et exceptionnelle. C’est à moi – autrement qu’à tout autre homme – que cette joie est annoncée; c’est à moi et pour moi qu’un Sauveur est né. Reconnaissons dans la Nativité du Christ un don très personnel. Recevons ce don avec foi et reconnaissance.

«Et voici que l’astre, qu’ils avaient vu à l’Orient, les devançait jusqu’à ce qu’il vint s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant ». Les mages ont fidèlement suivi la lumière qui leur avait été donnée; étant dociles à cette lumière, ils ont été conduits par elle jusqu’à l’enfant. Si je m’efforce d’être fidèle à toute la mesure de lumière que Dieu m’accorde, si j’ai le courage de tout quitter pour suivre l’étoile, si je décide d’être vrai, obéissant à ma conscience (quoiqu’il puisse arriver), prêt «à rendre témoignage à la lumière… la lumière véritable qui éclaire tout homme venant dans ce monde», la lumière divine ne manquera pas, malgré mon ignorance, de me conduire – non d’une manière abstraite, mais dans toutes les circonstances concrètes de la vie, et chaque fois que cela sera nécessaire- jusqu’auprès de l’enfant en qui j’ai mis tout mon espoir.

«Elle mit au mande son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie ». La naissance dans une crèche déclare que Jésus veut être compté parmi les plus pauvres, parmi les plus humbles ; on le trouvera parmi les déshérités, les malades, les prisonniers, les pécheurs. Je désire être pauvre avec Jésus plutôt qu’être riche sans Jésus. Je préfère habiter dans une caverne, avec Jésus, Marie et Joseph, plutôt que dans l’hôtellerie où il n’y a pas de place pour eux. Nous devons d’ailleurs accepter le fait que, pour quiconque aime Jésus, il n’y a pas de place en ce monde. “Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête ».

«Et ceci vous servira de signe: vous trouverez un enfant enveloppé de langes…». Je cherche un Dieu et un Seigneur, et je trouve un tout petit enfant. Le message de Noël est un message d’enfance: « En vérité, je vous le dis, quiconque n’ accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas». Dieu ne nous demande pas de renoncer à la connaissance et à la prudence adultes nécessaires à l’accomplissement de nos tâches terrestres. Mais il veut que, dans nos rapports avec lui, nous revenions à la simplicité confiante de l’enfant. L’enfant a foi dans son père; il marche avec lui, la main dans la main; il sait que son père le conduit où il faut, il sait que son père le défendra, le nourrira, l’abritera; il se laisse mener par son père, les yeux fermés, sans aucune inquiétude. Quand il parle à son père, il ne cherche pas des formules compliquées. Il dit tout simplement et affectueusement ce qu’il désire dire. Et voilà ce que symbolise pour nous le petit enfant de Bethléem. D’autre part, l’enfance de Jésus est plus qu’un modèle à imiter. Elle est un des mystères de la vie du Sauveur qui, bien’ qu’ayant un aspect historique et transitoire, ont aussi une réalité éternelle. Noël est le temps favorable pour honorer le mystère de l’enfance de Jésus.

«Ils virent l’enfant avec Marie, sa mère, et tombant à genoux, ils l’adorèrent; puis ouvrant leurs cassettes, ils lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe ». Comme les mages, nous ouvrons nos trésors et nous offrons au petit enfant ce qu’il y a de plus précieux. Nous offrons en esprit l’or, signe de la souveraineté de Jésus sur toutes les richesses et toutes les choses créées, signe aussi de notre propre détachement des biens temporels. Nous offrons en esprit l’encens, signe de l’adoration, car Jésus n’est pas seulement le roi de l’univers, mais il est notre Dieu. Nous offrons en esprit la myrrhe, aromate par lequel nous honorons d’avance la mort et la sépulture de Jésus, et par lequel aussi nous représentons notre renoncement aux jouissances corporelles. Seigneur Jésus, accepte mon offrande.

«Puis les bergers s’en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu’ils avaient vu et entendu…». Seigneur Jésus, fais que nous ne quittions pas Bethléem, fais que nous n’achevions pas cette fête de la Nativité sans avoir vu quelque chose de ce que les bergers ont vu, sans avoir entendu quelque chose de ce qu’ils ont entendu, sans avoir reçu dans nos coeurs le message qui nous est prêché de la crèche.

«Vous êtes le corps du Christ, et membres chacun pour sa part». La fête de Noël est la fête du Corps mystique, car c’est par l’Incarnation que les hommes sont devenus membres du Christ. Quelque interprétation théologique que nous donnions à cette grande affirmation scripturaire et patristique de notre incorporation au Christ, nous devons croire qu’avec l’Incarnation a commencé, dans la chair humaine, entre Jésus-Christ et les hommes, une union ineffable et dépassant tout entendement. Au-delà de l’événement historique particulier qui se produit à Bethléem et par lequel le Fils de Dieu revêt un corps humain visible, un autre événement se produit, qui intéresse la race humaine toute entière: Dieu, s’incarnant, épouse et revêt d’une certaine manière la nature humaine dont nous sommes participants et crée, entre lui et nous, une relation qui, sans cesser d’être celle de Créateur à créature, est aussi celle du corps aux membres. Il y a union sans confusion. Noël nous permet de prendre le plus profondément conscience de ce qu’est notre propre nature, la nature humaine, régénérée par Jésus-Christ.

«Et le verbe s’est fait chair». Ce mot résume et exprime excellemment la fête de Noël. Si nous lui donnons tout son sens, nous comprendrons qu’il ne s’agit pas seulement ici du mystère par lequel le Fils et la Parole du Père est devenu homme. Cette même formule a aussi une implication d’ordre moral et pratique. Notre chair est souvent pour nous une occasion de tentation et de péché. Que la Parole de Dieu devienne donc chair en nous, qu’elle entre donc dans notre corps. Que la force de cette Parole (car il ne saurait être question d’une Incarnation substantielle) passe de l’extérieur à l’intérieur, passe dans nos membres. Alors la loi de l’Esprit l’emportera sur la loi de la chair. Noël n’aura pour nous un sens réel que si notre propre chair devient transformée, mue et dominée par la Parole faite chair.

Texte extrait du livre “L’an de grâce du Seigneur” du Père Lev Gillet
(“Un moine de l’Eglise d’orient”) aux éditions du Cerf


Philosophe et religieuse allemande d’origine juive. Convertie au catholicisme en 1922, elle entre au carmel de Cologne (1933) puis doit fuir au carmel de Echt (Pays-Bas) en 1938. Elle est arrêtée par les nazis en 1942, déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau o elle meure gazée. Béatifiée en 1987, canonisée en 1998, elle est proclamée co-patronne de l’Europe en 1999.

Dans les sombres jours de décembre, brille la douce lumière des bougies de l’avent, une lumière pleine de mystère dans une obscurité mystérieuse, qui éveille en nous la pensée consolante que la lumière divine, l’Esprit Saint, n’a jamais cessé de briller dans les ténèbres du monde déchu. Il est resté fidèle à sa création malgré toute l’infidélité des créatures. Et même si les ténèbres n’ont pas voulu se laisser envahir par la lumière céleste, il s’y est cependant toujours trouvé quelques lieux où elle était accueillie et où elle pouvait briller.

Un rayon de cette lumière pénétra les cœurs de nos premiers parents, à l’heure même où le jugement les frappait. Un rayon lumineux qui éveilla en eux la conscience de leur faute ; un rayon brûlant qui les enflamma et déclencha l’ardente douleur du repentir, les affinant et les purifiant, et les rendit capables d’accueillir la douce lumière de l’étoile de l’espérance qui rayonna à leurs yeux dans les promesses du Protévangile.

II s’est toujours trouvé au cours des temps des cœurs humains qui, comme les cœurs des premiers hommes, se laissèrent toucher par la rayonnante clarté de Dieu. Cachée aux yeux du monde, elle les illumina et les enflamma, elle attendrit la matière dure, encroûtée et déformée de ces cœurs et la remodela à l’image de Dieu avec une douce main d’artiste. À l’insu de tout regard humain, les pierres vivantes ont été ainsi formées, et le sont encore, avant d’être assemblées en vue de l’édification d’une Église tout d’abord invisible. De cette Église invisible surgit et grandit l’Église visible à travers des actions et des manifestations de Dieu toujours nouvelles qui projettent au loin leur éclat, des épiphanies toujours neuves. L’action silencieuse de l’Esprit Saint au plus intime de l’âme des patriarches a fait d’eux des amis de Dieu. Mais quand ils en furent arrivés à s’abandonner à lui comme des instruments dociles, il les employa à une œuvre extérieure dont l’efficacité était visible, il dirigea par leur intermédiaire le cours de l’histoire et il suscita à partir d’eux son peuple élu. De même. Moïse fut d’abord formé dans le silence avant d’être envoyé comme chef et législateur.

Ceux que Dieu utilise comme instruments ne sont pas nécessairement tous formés de cette manière. Des hommes peuvent servir Dieu à leur insu ou même contre leur gré ; éventuellement des hommes dont l’appartenance à l’Église n’est ni extérieure ni intérieure. Ils sont alors employés comme le marteau ou le burin de l’artiste, ou encore comme la serpe avec laquelle le vigneron taille les sarments. Chez ceux qui appartiennent à l’Eglise, l’appartenance extérieure peut précéder dans le temps l’appartenance intérieure, et même la conditionner en pratique (une personne baptisée sans avoir la foi peut ensuite être amenée à la foi par sa vie d’appartenance extérieure à l’Église). Mais c’est la vie intérieure qui est le fondement ultime : la formation se fait de l’intérieur vers l’extérieur. Plus une âme est profondément attachée à Dieu. plus elle est totalement abandonnée à la grâce, plus forte sera son influence sur l’édification de l’Église. Inversement : plus une époque est plongée dans la nuit du péché et de l’éloignement de Dieu, plus grand sera son besoin d’âmes unies à Dieu. Et Dieu ne les laisse d’ailleurs pas manquer. De la nuit la plus obscure surgissent les plus grandes figures de prophètes et de saints. Mais le courant de la vie mystique qui façonne les âmes reste en grande partie invisible. Certaines âmes dont aucun livre d’histoire ne fait mention, ont une influence déterminante aux tournants décisifs de l’histoire universelle. Ce n’est qu’au jour où tout ce qui est caché sera manifesté que nous découvrirons aussi à quelles âmes nous sommes redevables des tournants décisifs de notre vie personnelle.

Nous pouvons parler d’une Église invisible parce que les âmes cachées ne vivent pas dans l’isolement mais dans une relation vivante entre elles et dans un grand corps organisé selon Dieu. Leur efficacité et leur relation mutuelle peuvent rester cachées à elles-mêmes comme aux autres tout au long de leur existence terrestre. Mais il se peut aussi qu’une part en transparaisse à l’extérieur. Il en fut ainsi des personnes et des événements impliqués dans le grand mystère de l’Incarnation. Marie et Joseph, Zacharie et Elisabeth, les bergers et les rois mages, Syméon et Anne, tous avaient fait l’expérience d’une vie seul à seul avec Dieu et tous avaient été préparés pour leur mission particulière avant de se trouver réunis dans ces rencontres et ces événements prodigieux et avant de comprendre a posteriori que leur cheminement antérieur les conduisait à ces sommets. Dans les chants de louange qui nous ont été transmis s’exprime leur adoration émerveillée devant les merveilles divines.

Les personnes réunies autour de la crèche nous offrent déjà une image de l’Église et de son déploiement. Les représentants de l’ancienne lignée royale à qui était promis le Sauveur du monde et les représentants du peuple croyant font le lien entre l’ancienne et la nouvelle Alliance. Les rois du lointain Orient figurent les peuples païens qui devaient recevoir le salut de Juda. Ainsi, « l’Eglise issue des Juifs et des païens » est déjà présente ici. Les rois mages sont à la crèche les représentants des chercheurs de Dieu de tous pays et de toutes nations. La grâce les a conduits avant même qu’ils n’appartiennent à l’Église visible. Un pur désir de la vérité les habitait, qui ne s’en tint pas aux limites des enseignements et des traditions de leurs pays. Parce que Dieu est vérité et qu’il veut se laisser trouver par ceux qui le cherchent de tout leur cœur, l’étoile devait tôt ou tard briller aux yeux de ces sages pour leur indiquer le chemin vers la vérité. C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés devant la Vérité faite homme, qu’ils se prosternent en l’adorant et déposent à ses pieds leur couronne car, comparées à elle, toutes les richesses du monde ne sont qu’un peu de poussière.

Pour nous également, les rois mages ont une signification particulière. Même si nous appartenions déjà extérieurement à l’Église, un désir intérieur nous a poussées à quitter le cercle fermé des conceptions et des habitudes dont nous avions hérité. Nous connaissions Dieu mais nous avons senti qu’il désirait se laisser chercher et trouver d’une manière nouvelle. Voilà pourquoi nous avons voulu nous rendre disponibles et que nous avons cherché une étoile qui nous indiquerait le chemin à suivre. Et l’étoile a brillé pour nous dans la grâce de notre vocation. Nous l’avons suivie et nous avons trouvé l’Enfant divin. Il a tendu les mains vers nos présents : il désirait l’or pur d’un cœur détaché de tous les biens de la terre ; la myrrhe du renoncement à tout bonheur de ce monde pour participer en échange à la vie et aux souffrances de Jésus ; l ‘encens d’une volonté s’élevant tout droit vers le ciel, qui renonce à elle-même pour se perdre dans la volonté divine. L’Enfant divin répond à ces dons en s’offrant lui-même à nous.

Mais cet échange prodigieux ne s’est pas accompli une fois pour toutes. Il se poursuit pendant toute notre vie. Le quotidien de notre vie religieuse a suivi l’heure festive de notre consécration nuptiale. Nous avons dû « retourner dans notre pays », mais « par un autre chemin » : guidées par cette nouvelle lumière qui avait brillé pour nous en ce lieu de célébration. La lumière nouvelle nous invite à chercher de nouveau. « Dieu se laisse chercher, nous dit saint Augustin, pour se laisser trouver. Il se laisse trouver pour être cherché de plus belle. » Après chaque grand moment de grâce, c’est comme si nous commencions seulement alors à saisir notre vocation. C’est pourquoi cela correspond aussi à une nécessité intérieure de renouveler nos vœux encore et toujours. De plus, il y a une signification profonde à ce que nous le fassions le jour de la fête des rois dont le cheminement et la confession de foi sont un symbole de notre vie. À chaque renouvellement de nos vœux, authentique et accompli de tout notre cœur, l’Enfant divin répond en l’agréant à nouveau par une union plus profonde. Et cela signifie dans notre âme une action de la grâce nouvelle et cachée. Peut-être cela s’exprime-t-il par une nouvelle Epiphanie, l’action divine devenant visible dans notre comportement et nos actions que l’entourage perçoit de l’extérieur. Mais peut-être porte-t-elle aussi des fruits dont nul ne devinera de quelles sources secrètes ils tirent en abondance la sève de la vie.

Nous vivons aujourd’hui de nouveau en une époque qui a un besoin urgent de ce renouvellement provenant des sources cachées d’âmes unies à Dieu. Et beaucoup placent leur dernier espoir en ces sources cachées du salut. C’est une grave exhortation : un don sans réserve au Seigneur qui nous a appelées, voilà ce qui nous est demandé afin que la face de la terre puisse être renouvelée. Avec une confiance pleine de foi nous devons livrer nos âmes à la motion puissante de l’Esprit Saint. Il n’est pas nécessaire que nous expérimentions l’épiphanie de nos vies. Nous devons vivre avec cette certitude de foi que l’action cachée de l’Esprit Saint en nous porte ses fruits dans le Royaume de Dieu. Nous les contemplerons dans l’éternité. […]


Camus dans son Caligula nous représente l’empereur romain devenu fou et ne pouvant autrement exercer sa puissance que dans le crime. Il faut qu’il invente les choses les plus dégradantes, les plus extraordinairement basses, pour se donner à lui-même le sentiment de sa toutepuissance ; puisque il est tout-puissant, c’est en violant toutes les règles établies qu’il se donnera à lui-même le sentiment de sa propre grandeur.

Sartre, dans le Saint-Genet, affirme que, au fond, l’homme criminel, c’est chacun de nous, que ce que nous trouvons abominable chez ceux que nous condamnons et que les tribunaux condamnent, finalement tout cela grouille au-dedans de nous. Nous pourrions chacun prendre la place du criminel parce que, nous aussi, nous avons le désir de tuer, le désir de prendre la place d’autrui, le désir de dominer et que si nous n’avons pas le courage d’aller jusqu’au bout, nous nous délectons à entendre le récit des crimes commis par les autres, qui eux tout au moins sont allés jusqu’au bout de leurs instincts !

Il y a du vrai dans tout cela. Il est évident que l’on trouve au fond de chacun de nous ce que Mauriac appelle Le nœud de vipères. Rien n’est plus difficile à mettre en ordre que tous ces sentiments, tous ces appels, tous ces appétits qui se font jour en nous et qui pourraient en effet aboutir à toutes les bassesses si les circonstances, si les habitudes qu’on nous a imposées, ne déterminaient pas une certaine façade ou plutôt ne suscitaient pas une certaine façade qui nous empêche de devenir réellement, du moins extérieurement, des criminels.

Et au fond de tout cela, de toute cette agitation qu’y a-t-il ? Un psychiatre l’a dit, je crois : qu’est-ce que nous voulons au fond ? Qu’est-ce qui nous agite? Qu’est-ce qui remue nos instincts ? Qu’est-ce qui nous pousse au crime ou qu’est-ce qui nous fait jouir du crime commis par les autres ? Qu’est-ce qui nous donne cet appétit du sensationnel qui est constamment exploité par le cinéma ou par les magazines ? C’est, dit Hesnard, Le désir de valoir.

Nous voulons valoir, nous voulons que notre vie ait un sens, nous voulons pouvoir nous estimer, nous admirer, c’est-à-dire nous voulons pouvoir nous trouver un goût à la vie et un motif de la poursuivre jusqu’au bout. Et, sous un certain aspect, cela est absolument nécessaire. Si nous ne croyons pas à la valeur de notre vie, pourquoi continuerions-nous à la vivre, pourquoi ne prendrions-nous pas congé ?

Il y a donc pour chacun de nous une sorte de nécessité de croire à la valeur de sa vie et finalement toutes les ambitions, toutes les déviations, tous les crimes, et toutes les répressions du crime aussi, viennent de ce désir de valeur qui est en chacun de nous. Soit qu’on se révolte contre les disciplines traditionnelles, soit qu’on les impose aux autres, c’est toujours dans un désir de valoir.

Et ce désir de valoir s’est exalté, vous le savez bien, jusqu’à une sorte de démesure dans ce cri de Nietzsche : ” S’il y avait des dieux comment supporterais-je de n’être pas Dieu ? “

C’est jusque-là d’ailleurs comme dans le mythe de Prométhée, c’est jusque-là que l’homme veut aller, il ne supporterait pas qu’il y ait des dieux, s’il n’était pas lui-même un dieu. Et, au fond, n’est-ce pas là l’évangile, l’évangile marxiste : cette revendication pour l’homme de la divinité, n’est-ce pas ce qui fait dans le monde le succès des communistes chez tous les peuples défavorisés du point de vue technique et qui accèdent aujourd’hui à leur indépendance ? N’est ce pas l’évangile le plus séduisant mais c’est l’homme, c’est l’homme qui est Dieu, il n’en faut pas chercher d’autres.

Et devant tout cet appel de l’homme, devant tout ce grouillement instinctif en nous, devant ce désir de valoir, devant cet évangile qui prétend diviniser l’homme, que nous répond Jésus ? Il nous apporte le mystère de Noël. Il y a cette chose inattendue et merveilleuse qui s’exprime sous la plume des Pères de l’Église et que saint Augustin condense dans une phrase d’une plénitude infinie ! ” Dieu s’est fait Homme afin que l’homme devienne dieu “. Dieu s’est fait Homme afin que l’homme devienne dieu.

Comme c’est pathétique de voir que finalement tout ce à quoi le monde aspire, tout cela est exaucé par le Christ. Personne ne connaît l’homme comme le Fils de l’Homme. Le Christ a saisi notre humanité jusqu’en ses racines et il vient nous apprendre qu’en effet nous avons à devenir Dieu. Dieu s’est fait homme afin que l’homme devienne dieu.

Mais c’est que, justement, en Jésus, la divinité est tout autre chose que ce qu’on imaginait, parce que, en Jésus la divinité apparaît comme l’amour, comme l’éternelle communication. Etre Dieu ne signifie plus : dominer. Etre Dieu ne signifie plus avoir un pouvoir d’écraser les autres, être Dieu signifie se donner, se donner sans mesure, se dépouiller éternellement et dans le Christ, la création tout entière apparaît comme un mystère de Pauvreté, parce que Dieu éternellement est donné ; c’est parce qu’il ne garde rien, c’est parce qu’il est tout amour, c’est parce que la respiration de son être est la générosité, que la création surgit et qu’elle constitue à la fois un secret inépuisable et un appel infini à l’amour.

Oui, c’est cela, devant ce Dieu, ce Dieu qui se révèle en Jésus-Christ, la divinisation de l’homme apparaît comme possible, mais justement dans cette ligne du dépouillement, dans cette ligne de communication, car pour être Dieu au sens christique il faut n’avoir aucune adhérence, n’être lié par rien, ne coller d’aucune manière à soi ! Il faut que le” moi ” soit lui-même tout entier altruisme, élan vers l’autre et générosité. Et, de fait, les saints, ceux qui ont le plus profondément vécu l’Évangile, nous apparaissent comme ceux en effet qui réalisent d’une manière incomparable la liberté.

Qu’est-ce qu’on peut m’envier, disait saint François. Qu’est-ce qu’on peut m’envier ? Je n’ai rien, je n’ai rien, je ne possède rien, je ne suis rien dans l’ordre social ! Qu’est-ce qu’on pourrait me prendre, puisque j’ai tout dépouillé ! Jusqu’à la racine de l’être justement l’homme qui marche vers Dieu, l’homme qui est divinisé par la Présence divine, il ne peut que, coupé de ses adhérences, il ne peut que devenir un immense espace de lumière et d’amour où le monde entier est contenu.

Et c’est pourquoi la morale de Jésus c’est : ” Mon ami, mon ami monte plus haut ! “(Lc 14, 10.) Monte plus haut, ce n’est jamais assez ! Monte plus haut ! Parce que justement tu ne peux te réaliser que divinement, tu ne peux satisfaire à tes désirs qu’en allant jusqu’au bout, jusqu’à l’infini, mais l’infini ce n’est pas ce que tu croyais ! L’infini ce n’est pas de t’exalter, de tourner autour de toi, l’infini c’est d’être libre de toi, c’est d’être vraiment une source, une origine, un commencement, un espace où tout être peut respirer, être… et s’accomplir.

Nous allons vers ce mystère adorable de Noël, c’est dans cette lumière qu’il faut nous y acheminer ; ” Le Seigneur est proche. Il vient ” disons-nous dans une antienne d’aujourd’hui. Il ne tardera pas et il illuminera les abîmes de nos ténèbres ! Oui, c’est cela, Jésus illumine nos ténèbres, mais il nous révèle que dans ces ténèbres il y a déjà un commencement de lumière, parce que finalement, il y a en nous une immense aspiration à la grandeur et c’est bien, c’est très bien : c’est à la grandeur que nous sommes appelés, et la vraie grandeur la voilà, la vraie grandeur, c’est de se quitter, c’est de se dépasser, c’est de se libérer de soi.

Lausanne, 1959, 4ème dimanche de l’Avent, homélie. – Evangile de Luc 3, 1-6
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