Vingt-sept petits cailloux noirs et blancs pour ne pas se perdre en forêt…

19. REGARDEZ-LE, l’enfant qui tambourine sur la porte : il pleure, il insiste, il s’accroche :
– « J’ai faim, l’ami, il faut que tu te lèves ! tu ne peux pas me laisser mourir pour nourriture, on m’a donné du poison, pour ma soif, de la boisson amère. Je n’ai rien à offrir à mes amis ; c’est ton pain qu’il me faut : je sais ta huche pleine. »
Mais, regardez-le : sitôt qu’un vague rai de lumière se glisse sous la porte, il se calme, il se retire en s’excusant : « Il ne fallait pas te déranger, voisin, je venais juste m’assurer que tout allait bien pour toi… ».
Il est heureux, le fils, il sait ce qu’il voulait savoir. Il ne sent plus la faim, le monde est à lui ; il a des desseins plein la tête, tout à coup, et il part affronter les plus grands dangers avec son sabre de bois.

20. NE pas le gêner. Rester derrière, ne rien demander, se tenir à distance, plus loin encore, s’il le faut, dehors, dessous, plus bas encore, sans nom, mais ne jamais le perdre de vue, sinon, c’est la mort, la mort vraie, la mort sèche et solitaire.
Jouir de la parfaite sécurité de l’endroit : on est dans l’anfractuosité du rocher, et là, rien ne peut arriver de fâcheux.

21. FAIRE l’aveugle, marcher à tâtons, se taper ostensiblement sur tous les obstacles, gémir haut et fort qu’on n’y voit plus rien et qu’on en a marre. Qui sait ? peut-être fera-t-il comme avec cet aveugle dont parle Marc : avant de lui rendre la vue, il l’a pris par la main et l’a conduit – l’heureux homme ! – main dans sa main, jusqu’au dehors de la ville, pendant de longues minutes, et puis : « Ephata » Refermer aussitôt les yeux, faire l’aveugle, se taper dans les meubles, etc. avec l’espoir que cela recommence…

22. DANS ces nuits-là, on ne dort pas : On est tenu éveillé par le scandale massif et obstiné ; quand ni la raison, ni le cœur ne peuvent plus fournir une réponse satisfaisante, quand plus un pas, ni un geste, ni un mot, ne peuvent plus faire face à la contradiction, qui est là, entièrement dévoilée, quand tout est dit, et qu’on est cloué sur place par la face obscure de l’évidence et la pure angoisse, regarder le noir en face : la face tuméfiée de Jésus, rester là, et en mourir debout.

23. QUE de choses il a à se faire pardonner. En particulier, son imperturbable mépris de la force, ses légions d’anges consignées à jamais, cette manière insupportable d’être limité partout où on le souhaiterait large, et infini là où ça ne sert à rien, si proche quand cela ne veut rien dire, et si loin quand on a besoin de lui, remplissant tout l’univers, dit-on, partout présent, sauf sur cette petite parcelle que je connais bien, la seule dont je puisse honnêtement témoigner. Quand on a bien pardonné cela, jour après jour, nuit après nuit, alors, il ne reste que cette mystérieuse certitude, lisse et froide comme un galet au bord de la mer, vérité qui tient toute seule : « et pourtant je suis là, et j’attends », et personne ne pourra rien là contre !

25. VIENDRA-T-IL ? Sans doute. Qui viendra ? je ne sais, je ne sais plus, maintenant que j’ai vu s’estomper un à un dans l’obscurité tous les visages où j’avais cru le reconnaître.
Forme sans visage qui m’habite et m’attire, et dont je ne sais plus rien, ni son nom, ni la moindre parole dont je puisse témoigner.
S’il n’y avait la trace laissée par un seul regard vers celui qui m’a transpercé.
Je ne peux – qui le pourrait ? nier la cicatrice.

26. IL n’est d’autre chemin vers la proie que de se laisser guider par le même instinct, le même souffle, la même volonté de parvenir au même but.
Une empreinte, une odeur, un subtil changement dans l’atmosphère deviennent signes de passage et de proximité.
Plus question de s’approcher de l’agneau : on ne le désire même plus.
Son ombre furtive dans le lointain suffit à rassasier toute faim.

27. IL y a quelque part au cœur des enfants des hommes une zone sans turbulence, dont ils ne savent presque rien, mais pour laquelle, pourtant, certains sont capables de tout sacrifier, et jusqu’à leur propre peau.
Si les vents sont contraires, d’instinct, ils creusent et s’enterrent pour la préserver ; ils résistent aussi longtemps qu’il le faut à toutes les séductions et toutes les manipulations. Certains apprennent très tôt la diplomatie, la ruse, les masques, la fuite apparente, et, pourquoi pas ? les longues errances dans la délinquance et la maladie, pourvu que demeure hors d’atteinte cette perle dont ils se sentent confusément porteurs.
Une Perle noire, si dense qu’aucun rayon ne peut la traverser ni aucun regard pénétrer,
Noyau de noyaux, pur silence, pure énergie qu’aucun champ de forces ne peut durablement séduire ni détourner.
Le poids même du monde s’est concentré, un jour de l’histoire, en plénitude dans un petit d’homme, né d’une femme, sans l’anéantir ; le premier qui ait su sacrifier une à une toutes les enveloppes de la Perle noire pour passer, avec elle, le mur de la mort, et devenir ainsi le Premier des vivants.

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